Les trois lettres de Meaulnes — КиберПедия 

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Les trois lettres de Meaulnes

2023-01-01 19
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De toute ma vie je n’ai reзu que trois lettres de Meaulnes. Elles sont encore chez moi dans un tiroir de commode. Je retrouve chaque fois que je les relis la mкme tristesse que naguиre.

La premiиre m’arriva dиs le surlendemain de son dйpart.

 

«Mon cher Franзois,

» Aujourd’hui, dиs mon arrivйe а Paris, je suis allй devant la maison indiquйe. Je n’ai rien vu. Il n’y avait personne. Il n’y aura jamais personne.

» La maison que disait Frantz est un petit hфtel а un йtage. La chambre de Mlle de Galais doit кtre au premier. Les fenкtres du haut sont les plus cachйes par les arbres. Mais en passant sur le trottoir on les voit trиs bien. Tous les rideaux sont fermйs et il faudrait кtre fou pour espйrer qu’un jour, entre ces rideaux tirйs, le visage d’Yvonne de Galais puisse apparaоtre.

» C’est sur un boulevard... Il pleuvait un peu dans les arbres dйjа verts. On entendait les cloches claires des tramways qui passaient indйfiniment.

» Pendant prиs de deux heures, je me suis promenй de long en large sous les fenкtres. Il y a un marchand de vins chez qui je me suis arrкtй pour boire, de faзon а n’кtre pas pris pour un bandit qui veut faire un mauvais coup. Puis j’ai repris ce guet sans espoir.

» La nuit est venue. Les fenкtres se sont allumйes un peu partout mais non pas dans cette maison. Il n’y a certainement personne. Et pourtant Pвques approche.

» Au moment oщ j’allais partir, une jeune fille, ou une jeune femme – je ne sais – est venue s’asseoir sur un des bancs mouillйs de pluie. Elle йtait vкtue de noir avec une petite collerette blanche. Lorsque je suis parti, elle йtait encore lа, immobile malgrй le froid du soir, а attendre je ne sais quoi, je ne sais qui. Tu vois que Paris est plein de fous comme moi.

» Augustin»

 

Le temps passa. Vainement j’attendis un mot d’Augustin le lundi de Pвques et durant tous les jours qui suivirent – jours oщ il semble, tant ils sont calmes aprиs la grande fiиvre de Pвques, qu’il n’y ait plus qu’а attendre l’йtй. Juin ramena le temps des examens et une terrible chaleur dont la buйe suffocante planait sur le pays sans qu’un souffle de vent la vоnt dissiper. La nuit n’apportait aucune fraоcheur et par consйquent aucun rйpit а ce supplice. C’est durant cet insupportable mois de juin que je reзus la deuxiиme lettre du grand Meaulnes.

 

«Juin 189...

» Mon cher ami,

» Cette fois tout espoir est perdu. Je le sais depuis hier soir. La douleur, que je n’avais presque pas sentie tout de suite, monte depuis ce temps.

» Tous les soirs j’allais m’asseoir sur ce banc, guettant, rйflйchissant, espйrant malgrй tout.

» Hier aprиs dоner, la nuit йtait noire et йtouffante. Des gens causaient sur le trottoir, sous les arbres. Au-dessus des noirs feuillages, verdis par les lumiиres, les appartements des seconds, des troisiиmes йtages йtaient йclairйs. За et lа, une fenкtre que l’йtй avait ouverte toute grande... On voyait la lampe allumйe sur la table, refoulant а peine autour d’elle la chaude obscuritй de juin; on voyait presque jusqu’au fond de la piиce... Ah! si la fenкtre noire d’Yvonne de Galais s’йtait allumйe aussi, j’aurais osй, je crois, monter l’escalier, frapper, entrer...

» La jeune fille de qui je t’ai parlй йtait lа encore, attendant comme moi. Je pensai qu’elle devait connaоtre la maison et je l’interrogeai:

» – Je sais, a-t-elle dit, qu’autrefois, dans cette maison, une jeune fille et son frиre venaient passer les vacances. Mais j’ai appris que le frиre avait fui le chвteau de ses parents sans qu’on puisse jamais le retrouver, et la jeune fille s’est mariйe. C’est ce qui vous explique que l’appartement soit fermй.

» Je suis parti. Au bout de dix pas mes pieds butaient sur le trottoir et je manquais tomber. La nuit – c’йtait la nuit derniиre – lorsque enfin les enfants et les femmes se sont tus, dans les cours, pour me laisser dormir, j’ai commencй d’entendre rouler les fiacres dans la rue. Ils ne passaient que de loin en loin. Mais quand l’un йtait passй, malgrй moi, j’attendais l’autre: le grelot, les pas du cheval qui claquaient sur l’asphalte... Et cela rйpйtait: c’est la ville dйserte, ton amour perdu, la nuit interminable, l’йtй, la fiиvre...

» Seurel, mon ami, je suis dans une grande dйtresse.

» Augustin»

 

Lettres de peu de confidence quoi qu’il paraisse, Meaulnes ne me disait ni pourquoi il йtait restй si longtemps silencieux, ni ce qu’il comptait faire maintenant. J’eus l’impression qu’il rompait avec moi, parce que son aventure йtait finie, comme il rompait avec son passй. J’eus beau lui йcrire, en effet, je ne reзus plus de rйponse. Un mot de fйlicitations seulement, lorsque j’obtins mon Brevet simple. En septembre je sus par un camarade d’йcole qu’il йtait venu en vacances chez sa mиre а La Fertй-d’Angillon. Mais nous dыmes, cette annйe-lа, invitйs par mon oncle Florentin du Vieux-Nanзay, passer chez lui les vacances. Et Meaulnes repartit pour Paris sans que j’eusse pu le voir.

А la rentrйe, exactement vers la fin de novembre, tandis que je m’йtais remis avec une morne ardeur а prйparer le Brevet supйrieur, dans l’espoir d’кtre nommй instituteur l’annйe suivante, sans passer par l’Йcole Normale de Bourges, je reзus la derniиre des trois lettres que j’aie jamais reзues d’Augustin:

 

«Je passe encore sous cette fenкtre, йcrivait-il. J’attends encore, sans le moindre espoir, par folie. А la fin de ces froids dimanches d’automne, au moment oщ il va faire nuit, je ne puis me dйcider а rentrer, а fermer les volets de ma chambre, sans кtre retournй lа-bas, dans la rue gelйe.

» Je suis comme cette folle de Sainte-Agathe qui sortait а chaque minute sur le pas de la porte et regardait, la main sur les yeux, du cфtй de La Gare, pour voir si son fils qui йtait mort ne venait pas.

» Assis sur le banc, grelottant, misйrable, je me plais а imaginer que quelqu’un va me prendre doucement par le bras... Je me retournerais. Ce serait elle. «Je me suis un peu attardйe», dirait-elle simplement. Et toute peine et toute dйmence s’йvanouissent. Nous entrons dans notre maison. Ses fourrures sont toutes glacйes, sa voilette mouillйe; elle apporte avec elle le goыt de brume du dehors; et tandis qu’elle s’approche du feu, je vois ses cheveux blonds givrйs, son beau profil au dessin si doux penchй vers la flamme...

» Hйlas! la vitre reste blanchie par le rideau qui est derriиre. Et la jeune fille du domaine perdu l’ouvrirait-elle, que je n’ai maintenant plus rien а lui dire.

» Notre aventure est finie. L’hiver de cette annйe est mort comme la tombe. Peut-кtre quand nous mourrons, peut-кtre la mort seule nous donnera la clef et la suite et la fin de cette aventure manquйe.

» Seurel, je te demandais l’autre jour de penser а moi. Maintenant, au contraire, il vaut mieux m’oublier. Il vaudrait mieux tout oublier.

...........................

» A. M.»

 

Et ce fut un nouvel hiver, aussi mort que le prйcйdent avait йtй vivant d’une mystйrieuse vie: la place de l’йglise sans bohйmiens; la cour d’йcole que les gamins dйsertaient а quatre heures... la salle de classe oщ j’йtudiais seul et sans goыt... En fйvrier, pour la premiиre fois de l’hiver, la neige tomba, ensevelissant dйfinitivement notre roman d’aventures de l’an passй, brouillant toute piste, effaзant les derniиres traces. Et je m’efforзai, comme Meaulnes me l’avait demandй dans sa lettre, de tout oublier.


 

Troisiиme partie


 

 

I

 

La baignade

 

Fumer la cigarette, se mettre de l’eau sucrйe sur les cheveux pour qu’ils frisent, embrasser les filles du Cours Complйmentaire dans les chemins et crier «А la cornette!» derriиre la haie pour narguer la religieuse qui passe, c’йtait la joie de tous les mauvais drфles du pays. А vingt ans, d’ailleurs, les mauvais drфles de cette espиce peuvent trиs bien s’amender et deviennent parfois des jeunes gens fort sensibles. Le cas est plus grave lorsque le drфle en question a la figure dйjа vieillotte et fanйe, lorsqu’il s’occupe des histoires louches des femmes du pays, lorsqu’il dit de Gilberte Poquelin mille bкtises pour faire rire les autres. Mais enfin le cas n’est pas encore dйsespйrй...

C’йtait le cas de Jasmin Delouche. Il continuait, je ne sais pourquoi, mais certainement sans aucun dйsir de passer les examens, а suivre le Cours Supйrieur que tout le monde aurait voulu lui voir abandonner. Entre temps, il apprenait avec son oncle Dumas le mйtier de plвtrier. Et bientфt ce Jasmin Delouche, avec Boujardon et un autre garзon trиs doux, le fils de l’adjoint qui s’appelait Denis, furent les seuls grands йlиves que j’aimasse а frйquenter, parce qu’ils йtaient «du temps de Meaulnes».

Il y avait d’ailleurs, chez Delouche, un dйsir trиs sincиre d’кtre mon ami. Pour tout dire, lui qui avait йtй l’ennemi du grand Meaulnes, il eыt voulu devenir le grand Meaulnes de l’йcole: tout au moins regrettait-il peut-кtre de n’avoir pas йtй son lieutenant. Moins lourd que Boujardon, il avait senti, je pense, tout ce que Meaulnes avait apportй, dans notre vie, d’extraordinaire. Et souvent je l’entendais rйpйter:

«Il le disait bien, le grand Meaulnes...» ou encore: «Ah! disait le grand Meaulnes...»

Outre que Jasmin йtait plus homme que nous, le vieux petit gars disposait de trйsors d’amusements qui consacraient sur nous sa supйrioritй: un chien de race mкlйe, aux longs poils blancs, qui rйpondait au nom agaзant de Bйcali et rapportait les pierres qu’on lanзait au loin, sans avoir d’aptitude bien nette pour aucun autre sport; une vieille bicyclette achetйe d’occasion et sur quoi Jasmin nous faisait quelquefois monter, le soir aprиs le cours, mais avec laquelle il prйfйrait exercer les filles du pays; enfin et surtout un вne blanc et aveugle qui pouvait s’atteler а tous les vйhicules.

C’йtait l’вne de Dumas, mais il le prкtait а Jasmin quand nous allions nous baigner au Cher, en йtй. Sa mиre, а cette occasion, donnait une bouteille de limonade que nous mettions sous le siиge, parmi les caleзons de bains dessйchйs. Et nous partions, huit ou dix grands йlиves du cours, accompagnйs de M. Seurel, les uns а pied, les autres grimpйs dans la voiture а вne, qu’on laissait а la ferme de Grand’Fons, au moment oщ le chemin du Cher devenait trop ravinй.

J’ai lieu de me rappeler jusqu’en ses moindres dйtails une promenade de ce genre, oщ l’вne de Jasmin conduisit au Cher nos caleзons, nos bagages, la limonade et M. Seurel, tandis que nous suivions а pied par derriиre. On йtait au mois d’aoыt. Nous venions de passer les examens. Dйlivrйs de ce souci, il nous semblait que tout l’йtй, tout le bonheur nous appartenaient, et nous marchions sur la route en chantant, sans savoir quoi ni pourquoi, au dйbut d’un bel aprиs-midi de jeudi.

Il n’y eut, а l’aller, qu’une ombre а ce tableau innocent. Nous aperзыmes, marchant devant nous, Gilberte Poquelin. Elle avait la taille bien prise, une jupe demi-longue, des souliers hauts, l’air doux et effrontй d’une gamine qui devient jeune fille. Elle quitta la route et prit un chemin dйtournй, pour aller chercher du lait sans doute. Le petit Coffin proposa aussitфt а Jasmin de la suivre.

– Ce ne serait pas la premiиre fois que j’irais l’embrasser... dit l’autre.

Et il se mit а raconter sur elle et ses amies plusieurs histoires grivoises, tandis que toute la troupe, par fanfaronnade, s’engageait dans le chemin, laissant M. Seurel continuer en avant, sur la route, dans la voiture а вne. Une fois lа, pourtant, la bande commenзa а s’йgrener. Delouche lui-mкme paraissait peu soucieux de s’attaquer devant nous а la gamine qui filait, et il ne l’approcha pas а plus de cinquante mиtres. Il y eut quelques cris de coqs et de poules, des petits coups de sifflets galants, puis nous rebroussвmes chemin, un peu mal а l’aise, abandonnant la partie. Sur la route, en plein soleil, il fallut courir. Nous ne chantions plus.

Nous nous dйshabillвmes et rhabillвmes dans les saulaies arides qui bordent le Cher. Les saules nous abritaient des regards, mais non pas du soleil. Les pieds dans le sable et la vase dessйchйe, nous ne pensions qu’а la bouteille de limonade de la veuve Delouche, qui fraоchissait dans la fontaine de Grand’Fons, une fontaine creusйe dans la rive mкme du Cher. Il y avait toujours, dans le fond, des herbes glauques et deux ou trois bкtes pareilles а des cloportes; mais l’eau йtait si claire, si transparente, que les pкcheurs n’hйsitaient pas а s’agenouiller, les deux mains sur chaque bord, pour y boire.

Hйlas! ce fut ce jour-lа comme les autres fois... Lorsque, tous habillйs, nous nous mettions en rond, les jambes croisйes en tailleur, pour nous partager, dans deux gros verres sans pied, la limonade rafraоchie, il ne revenait guиre а chacun, lorsqu’on avait priй M. Seurel de prendre sa part, qu’un peu de mousse qui piquait le gosier et ne faisait qu’irriter la soif. Alors, а tour de rфle, nous allions а la fontaine que nous avions d’abord mйprisйe, et nous approchions lentement le visage de la surface de l’eau pure. Mais tous n’йtaient pas habituйs а ces mњurs d’hommes des champs. Beaucoup, comme moi, n’arrivaient pas а se dйsaltйrer: les uns, parce qu’ils n’aimaient pas l’eau, d’autres, parce qu’ils avaient le gosier serrй par la peur d’avaler un cloporte, d’autres, trompйs par la grande transparence de l’eau immobile et n’en sachant pas calculer exactement la surface, s’y baignaient la moitiй du visage en mкme temps que la bouche et aspiraient вcrement par le nez une eau qui leur semblait brыlante, d’autres enfin pour toutes ces raisons а la fois... N’importe! il nous semblait, sur ces bords arides du Cher, que toute la fraоcheur terrestre йtait enclose en ce lieu. Et maintenant encore, au seul mot de fontaine, prononcй n’importe oщ, c’est а celle-lа, pendant longtemps, que je pense.

Le retour se fit а la brune, avec insouciance d’abord, comme l’aller. Le chemin de Grand’Fons, qui remontait vers la route, йtait un ruisseau l’hiver et, l’йtй, un ravin impraticable, coupй de trous et de grosses racines, qui montait dans l’ombre entre de grandes haies d’arbres. Une partie des baigneurs s’y engagea par jeu. Mais nous suivоmes, avec M. Seurel, Jasmin et plusieurs camarades, un sentier doux et sablonneux, parallиle а celui-lа, qui longeait la terre voisine. Nous entendions causer et rire les autres, prиs de nous, au-dessous de nous, invisibles dans l’ombre, tandis que Delouche racontait ses histoires d’homme... Au faоte des arbres de la grande haie grйsillaient les insectes du soir qu’on voyait, sur le clair du ciel, remuer tout autour de la dentelle des feuillages. Parfois il en dйgringolait un, brusquement, dont le bourdonnement grinзait tout а coup. Beau soir d’йtй calme!... Retour, sans espoir mais sans dйsir, d’une pauvre partie de campagne... Ce fut encore Jasmin, sans le vouloir, qui vint troubler cette quiйtude...

Au moment oщ nous arrivions au sommet de la cфte, а l’endroit oщ il reste deux grosses vieilles pierres qu’on dit кtre les vestiges d’un chвteau fort, il en vint а parler des domaines qu’il avait visitйs et spйcialement d’un domaine а demi abandonnй aux environs du Vieux-Nanзay: le domaine des Sablonniиres. Avec cet accent de l’Allier qui arrondit vaniteusement certains mots et abrиge avec prйciositй les autres, il racontait avoir vu quelques annйes auparavant, dans la chapelle en ruine de cette vieille propriйtй, une pierre tombale sur laquelle йtaient gravйs ces mots:

 

Ci-gоt le chevalier Galois

Fidиle а son Dieu, а son Roi, а sa Belle.

 

– Ah! bah! tiens! disait M. Seurel, avec un lйger haussement d’йpaules, un peu gкnй du ton que prenait la conversation, mais dйsireux cependant de nous laisser parler comme des hommes.

Alors Jasmin continua de dйcrire ce chвteau, comme s’il y avait passй sa vie.

Plusieurs fois, en revenant du Vieux-Nanзay, Dumas et lui avaient йtй intriguйs par la vieille tourelle grise qu’on apercevait au-dessus des sapins. Il y avait lа, au milieu des bois, tout un dйdale de bвtiments ruinйs que l’on pouvait visiter en l’absence des maоtres. Un jour, un garde de l’endroit, qu’ils avaient fait monter dans leur voiture, les avait conduits dans le domaine йtrange. Mais depuis lors on avait fait tout abattre; il ne restait plus guиre, disait-on, que la ferme et une petite maison de plaisance. Les habitants йtaient toujours les mкmes: un vieil officier retraitй, demi-ruinй, et sa fille.

Il parlait... Il parlait... J’йcoutais attentivement, sentant sans m’en rendre compte qu’il s’agissait lа d’une chose bien connue de moi, lorsque soudain, tout simplement, comme se font les choses extraordinaires, Jasmin se tourna vers moi et, me touchant le bras, frappй d’une idйe qui ne lui йtait jamais venue:

– Tiens, mais, j’y pense, dit-il, c’est lа que Meaulnes – tu sais, le grand Meaulnes? – avait dы aller.

» Mais oui, ajouta-t-il, car je ne rйpondais pas, et je me rappelle que le garde parlait du fils de la maison, un excentrique, qui avait des idйes extraordinaires...

Je ne l’йcoutais plus, persuadй dиs le dйbut qu’il avait devinй juste et que devant moi, loin de Meaulnes, loin de tout espoir, venait de s’ouvrir, net et facile comme une route familiиre, le chemin du Domaine sans nom.


 

 

II

 

Chez Florentin

 

Autant j’avais йtй un enfant malheureux et rкveur et fermй, autant je devins rйsolu et, comme on dit chez nous, «dйcidй», lorsque je sentis que dйpendait de moi l’issue de cette grave aventure.

Ce fut, je crois bien, а dater de ce soir-lа que mon genou cessa dйfinitivement de me faire mal.

Au Vieux-Nanзay, qui йtait la commune du domaine des Sablonniиres, habitait toute la famille de M. Seurel et en particulier mon oncle Florentin, un commerзant chez qui nous passions quelquefois la fin de septembre. Libйrй de tout examen, je ne voulus pas attendre et j’obtins d’aller immйdiatement voir mon oncle. Mais je dйcidai de ne rien faire savoir а Meaulnes aussi longtemps que je ne serais pas certain de pouvoir lui annoncer quelque bonne nouvelle. А quoi bon en effet l’arracher а son dйsespoir pour l’y replonger ensuite plus profondйment peut-кtre?

Le Vieux-Nanзay fut pendant trиs longtemps le lieu du monde que je prйfйrais, le pays des fins de vacances, oщ nous n’allions que bien rarement, lorsqu’il se trouvait une voiture а louer pour nous y conduire. Il y avait eu, jadis, quelque brouille avec la branche de la famille qui habitait lа-bas, et c’est pourquoi sans doute Millie se faisait tant prier chaque fois pour monter en voiture. Mais moi, je me souciais bien de ces fвcheries!... Et sitфt arrivй, je me perdais et m’йbattais parmi les oncles, les cousines et les cousins, dans une existence faite de mille occupations amusantes et de plaisirs qui me ravissaient.

Nous descendions chez l’oncle Florentin et la tante Julie, qui avaient un garзon de mon вge, le cousin Firmin, et huit filles, dont les aоnйes, Marie-Louise, Charlotte, pouvaient avoir dix-sept et quinze ans. Ils tenaient un trиs grand magasin а l’une des entrйes de ce bourg de Sologne, devant l’йglise – un magasin universel, auquel s’approvisionnaient tous les chвtelains-chasseurs de la rйgion, isolйs dans la contrйe perdue, а trente kilomиtres de toute gare.

Ce magasin, avec ses comptoirs d’йpicerie et de rouennerie, donnait par de nombreuses fenкtres sur la route et par la porte vitrйe sur la grande place de l’йglise. Mais, chose йtrange, quoique assez ordinaire dans ce pays pauvre, la terre battue dans tout la boutique tenait lieu de plancher.

Par derriиre, c’йtaient six chambres, chacune remplie d’une seule et mкme marchandise: la chambre aux chapeaux, la chambre au jardinage, la chambre aux lampes... que sais-je? Il me semblait, lorsque j’йtais enfant et que je traversais ce dйdale d’objets de bazar, que je n’en йpuiserais jamais du regard toutes les merveilles. Et, а cette йpoque encore, je trouvais qu’il n’y avait de vraies vacances que passйes en ce lieu.

La famille vivait dans une grande cuisine dont la porte s’ouvrait sur le magasin – cuisine oщ brillaient aux fins de septembre de grandes flambйes de cheminйe, oщ les chasseurs et les braconniers qui vendaient du gibier а Florentin venaient de grand matin se faire servir а boire, tandis que les petites filles, dйjа levйes, couraient, criaient, se passaient les unes aux autres du «sent-y-bon» sur leurs cheveux lissйs. Aux murs, de vieilles photographies, de vieux groupes scolaires jaunis montraient mon pиre – on mettait longtemps а le reconnaоtre en uniforme – au milieu de ses camarades d’Йcole Normale...

C’est, lа que se passaient nos matinйes; et aussi dans la cour oщ Florentin faisait pousser des dahlias et йlevait des pintades; oщ l’on torrйfiait le cafй, assis sur des boоtes а savon; oщ nous dйballions des caisses remplies d’objets divers prйcieusement enveloppйs et dont nous ne savions pas toujours le nom...

Toute la journйe, le magasin йtait envahi par des paysans ou par les cochers des chвteaux voisins. А la porte vitrйe s’arrкtaient et s’йgouttaient, dans le brouillard de septembre, des charrettes, venues du fond de la campagne. Et de la cuisine nous йcoutions ce que disaient les paysannes, curieux de toutes leurs histoires...

Mais le soir, aprиs huit heures, lorsque avec des lanternes on portait le foin aux chevaux dont la peau fumait dans l’йcurie – tout le magasin nous appartenait!

Marie-Louise, qui йtait l’aоnйe de mes cousines, mais une des plus petites, achevait de plier et de ranger les piles de drap dans la boutique; elle nous encourageait а venir la distraire. Alors, Firmin et moi avec toutes les filles, nous faisions irruption dans la grande boutique, sous les lampes d’auberge, tournant les moulins а cafй, faisant des tours de force sur les comptoirs; et parfois Firmin allait chercher dans les greniers, car la terre battue invitait а la danse, quelque vieux trombone plein de vert-de-gris...

Je rougis encore а l’idйe que, les annйes prйcйdentes, Mlle de Galais eыt pu venir а cette heure et nous surprendre au milieu de ces enfantillages... Mais ce fut un peu avant la tombйe de la nuit, un soir de ce mois d’aoыt, tandis que je causais tranquillement avec Marie-Louise et Firmin, que je la vis pour la premiиre fois...

 

Dиs le soir de mon arrivйe au Vieux-Nanзay, j’avais interrogй mon oncle Florentin sur le domaine des Sablonniиres.

– Ce n’est plus un domaine, avait-il dit. On a tout vendu, et les acquйreurs, des chasseurs, ont fait abattre les vieux bвtiments pour agrandir leurs terrains de chasse; la cour d’honneur n’est plus maintenant qu’une lande de bruyиres et d’ajoncs. Les anciens possesseurs n’ont gardй qu’une petite maison d’un йtage et la ferme. Tu auras bien l’occasion de voir ici Mlle de Galais; c’est elle-mкme qui vient faire ses provisions, tantфt en selle, tantфt en voiture, mais toujours avec le mкme cheval, le vieux Bйlisaire... C’est un drфle d’йquipage!

J’йtais si troublй que je ne savais plus quelle question poser pour en apprendre davantage.

– Ils йtaient riches, pourtant?

– Oui. M. de Galais donnait des fкtes pour amuser son fils, un garзon йtrange, plein d’idйes extraordinaires. Pour le distraire, il imaginait ce qu’il pouvait. On faisait venir des Parisiennes... des gars de Paris et d’ailleurs...

» Toutes les Sablonniиres йtaient en ruine, Mme de Galais prиs de sa fin, qu’ils cherchaient encore а l’amuser et lui passaient toutes ses fantaisies. C’est l’hiver dernier – non, l’autre hiver, qu’ils ont fait leur plus grande fкte costumйe. Ils avaient invitй moitiй gens de Paris et moitiй gens de campagne. Ils avaient achetй ou louй des quantitйs d’habits merveilleux, des jeux, des chevaux, des bateaux. Toujours pour amuser Frantz de Galais. On disait qu’il allait se marier et qu’on fкtait lа ses fianзailles. Mais il йtait bien trop jeune. Et tout a cassй d’un coup; il s’est sauvй; on ne l’a jamais revu... La chвtelaine morte, Mlle de Galais est restйe soudain toute seule avec son pиre, le vieux capitaine de vaisseau.

– N’est-elle pas mariйe? demandai-je enfin.

– Non, dit-il, je n’ai entendu parler de rien. Serais-tu un prйtendant?

Tout dйconcertй, je lui avouai aussi briиvement, aussi discrиtement que possible, que mon meilleur ami, Augustin Meaulnes, peut-кtre, en serait un.

– Ah! dit Florentin, en souriant, s’il ne tient pas а la fortune, c’est un joli parti... Faudra-t-il que j’en parle а M. de Galais? Il vient encore quelquefois jusqu’ici chercher du petit plomb pour la chasse. Je lui fais toujours goыter ma vieille eau-de-vie de marc.

Mais je le priai bien vite de n’en rien faire, d’attendre. Et moi-mкme je ne me hвtai pas de prйvenir Meaulnes. Tant d’heureuses chances accumulйes m’inquiйtaient un peu. Et cette inquiйtude me commandait de ne rien annoncer а Meaulnes que je n’eusse au moins vu la jeune fille.

 

Je n’attendis pas longtemps. Le lendemain, un peu avant le dоner, la nuit commenзait а tomber; une brume fraоche, plutфt de septembre que d’aoыt, descendait avec la nuit. Firmin et moi, pressentant le magasin vide d’acheteurs un instant, nous йtions venus voir Marie-Louise et Charlotte. Je leur avais confiй le secret qui m’amenait au Vieux-Nanзay а cette date prйmaturйe. Accoudйs sur le comptoir ou assis les deux mains а plat sur le bois cirй, nous nous racontions mutuellement ce que nous savions de la mystйrieuse jeune fille – et cela se rйduisait а fort peu de chose – lorsqu’un bruit de roues nous fit tourner la tкte.

– La voici, c’est elle, dirent-ils а voix basse.

Quelques secondes aprиs, devant la porte vitrйe, s’arrкtait l’йtrange йquipage. Une vieille voiture de ferme, aux panneaux arrondis, avec de petites galeries moulйes, comme nous n’en avions jamais vu dans cette contrйe; un vieux cheval blanc qui semblait toujours vouloir brouter quelque herbe sur la route, tant il baissait la tкte pour marcher; et sur le siиge – je le dis dans la simplicitй de mon cњur, mais sachant bien ce que je dis – la jeune fille la plus belle qu’il y ait peut-кtre jamais eu au monde.

Jamais je ne vis tant de grвce s’unir а tant de gravitй. Son costume lui faisait la taille si mince qu’elle semblait fragile. Un grand manteau marron, qu’elle enleva en entrant, йtait jetй sur ses йpaules, C’йtait la plus grave des jeunes filles, la plus frкle des femmes. Une lourde chevelure blonde pesait sur son front et sur son visage, dйlicatement dessinй, finement modelй. Sur son teint trиs pur, l’йtй avait posй deux taches de rousseur... Je ne remarquai qu’un dйfaut а tant de beautй: aux moments de tristesse, de dйcouragement ou seulement de rйflexion profonde, ce visage si pur se marbrait lйgиrement de rouge, comme il arrive chez certains malades gravement atteints sans qu’on le sache. Alors toute l’admiration de celui qui la regardait faisait place а une sorte de pitiй d’autant plus dйchirante qu’elle surprenait davantage.

Voilа du moins ce que je dйcouvrais, tandis qu’elle descendait lentement de voiture et qu’enfin Marie-Louise, me prйsentant avec aisance а la jeune fille, m’engageait а lui parler.

On lui avanзa une chaise cirйe et elle s’assit, adossйe au comptoir, tandis que nous restions debout. Elle paraissait bien connaоtre et aimer le magasin. Ma tante Julie, aussitфt prйvenue, arriva, et le temps qu’elle parla, sagement, les mains croisйes sur son ventre, hochant doucement sa tкte de paysanne-commerзante coiffйe d’un bonnet blanc, retarda le moment – qui me faisait trembler un peu – oщ la conversation s’engagerait avec moi...

Ce fut trиs simple.

– Ainsi, dit Mlle de Galais, vous serez bientфt instituteur?

Ma tante allumait au-dessus de nos tкtes la lampe de porcelaine qui йclairait faiblement le magasin. Je voyais le doux visage enfantin de la jeune fille, ses yeux bleus si ingйnus, et j’йtais d’autant plus surpris de sa voix si nette, si sйrieuse. Lorsqu’elle cessait de parler, ses yeux se fixaient ailleurs, ne bougeaient plus en attendant la rйponse, et elle tenait sa lиvre un peu mordue.

– J’enseignerais, moi aussi, dit-elle, si M. de Galais voulait! J’enseignerais les petits garзons, comme votre mиre...

Et elle sourit, montrant ainsi que mes cousins lui avaient parlй de moi.

– C’est, continua-t-elle, que les villageois sont toujours avec moi polis, doux et serviables. Et je les aime beaucoup. Mais aussi quel mйrite ai-je а les aimer?...

» Tandis qu’avec l’institutrice, ils sont, n’est-ce pas? chicaniers et avares. Il y a sans cesse des histoires de porte-plume perdus, de cahiers trop chers ou d’enfants qui n’apprennent pas... Eh bien, je me dйbattrais avec eux et ils m’aimeraient tout de mкme. Ce serait beaucoup plus difficile...

Et, sans sourire, elle reprit sa pose songeuse et enfantine, son regard bleu, immobile.

Nous йtions gкnйs tous les trois par cette aisance а parler des choses dйlicates, de ce qui est secret, subtil, et dont on ne parle bien que dans les livres. Il y eut un instant de silence; et lentement une discussion s’engagea...

Mais avec une sorte de regret et d’animositй contre je ne sais quoi de mystйrieux dans sa vie, la jeune demoiselle poursuivit:

– Et puis j’apprendrais aux garзons а кtre sages, d’une sagesse que je sais. Je ne leur donnerais pas le dйsir de courir le monde, comme vous le ferez sans doute, M. Seurel, quand vous serez sous-maоtre. Je leur enseignerais а trouver le bonheur qui est tout prиs d’eux et qui n’en a pas l’air...

Marie-Louise et Firmin йtaient interdits comme moi. Nous restions sans mot dire. Elle sentit notre gкne et s’arrкta, se mordit la lиvre, baissa la tкte et puis elle sourit comme si elle se moquait de nous:

– Ainsi, dit-elle, il y a peut-кtre quelque grand jeune homme fou qui me cherche au bout du monde, pendant que je suis ici dans le magasin de Mme Florentin, sous cette lampe, et que mon vieux cheval m’attend а la porte. Si ce jeune homme me voyait, il ne voudrait pas y croire, sans doute?...

De la voir sourire, l’audace me prit et je sentis qu’il йtait temps de dire, en riant aussi:

– Et peut-кtre que ce grand jeune homme fou, je le connais, moi?

Elle me regarda vivement.

А ce moment le timbre de la porte sonna, deux bonnes femmes entrиrent avec des paniers:

– Venez dans la «salle а manger», vous serez en paix, nous dit ma tante en poussant la porte de la cuisine.

Et comme Mlle de Galais refusait et voulait partir aussitфt, ma tante ajouta:

– Monsieur de Galais est ici et cause avec Florentin, auprиs du feu.

Il y avait toujours, mкme au mois d’aoыt, dans la grande cuisine, un йternel fagot de sapins qui flambait et craquait. Lа aussi une lampe de porcelaine йtait allumйe et un vieillard au doux visage, creusй et rasй, presque toujours silencieux comme un homme accablй par l’вge et les souvenirs, йtait assis auprиs de Florentin devant deux verres de marc.

Florentin salua:

– Franзois! cria-t-il de sa forte voix de marchand forain, comme s’il y avait eu entre nous une riviиre ou plusieurs hectares de terrain, je viens d’organiser un aprиs-midi de plaisir au bord du Cher pour jeudi prochain. Les uns chasseront, les autres pкcheront, les autres danseront, les autres se baigneront!... Mademoiselle, vous viendrez а cheval; c’est entendu avec monsieur de Galais. J’ai tout arrangй...

» Et, Franзois! ajouta-t-il comme s’il y eыt seulement pensй, tu pourras amener ton ami, monsieur Meaulnes... C’est bien Meaulnes qu’il s’appelle?

Mlle de Galais s’йtait levйe, soudain devenue trиs pвle. Et, а ce moment prйcis, je me rappelai que Meaulnes, autrefois, dans le domaine singulier, prиs de l’йtang, lui avait dit son nom...

Lorsqu’elle me tendit la main, pour partir, il y avait entre nous, plus clairement que si nous avions dit beaucoup de paroles, une entente secrиte que la mort seule devait briser et une amitiй plus pathйtique qu’un grand amour.

... А quatre heures, le lendemain matin, Firmin frappait а la porte de la petite chambre que j’habitais dans la cour aux pintades. Il faisait nuit encore et j’eus grand-peine а retrouver mes affaires sur la table encombrйe de chandeliers de cuivre et de statuettes de bons saints toutes neuves, choisies au magasin pour meubler mon logis la veille de mon arrivйe. Dans la cour, j’entendais Firmin gonfler ma bicyclette, et ma tante dans la cuisine souffler le feu. Le soleil se levait а peine lorsque je partis. Mais ma journйe devait кtre longue: j’allais d’abord dйjeuner а Sainte-Agathe pour expliquer mon absence prolongйe et, poursuivant ma course, je devais arriver avant le soir а La Fertй d’Angillon, chez mon ami Augustin Meaulnes.


 

 

III

 

Une apparition

 

Je n’avais jamais fait de longue course а bicyclette. Celle-ci йtait la premiиre. Mais, depuis longtemps, malgrй mon mauvais genou, en cachette, Jasmin m’avait appris а monter. Si dйjа pour un jeune homme ordinaire la bicyclette est un instrument bien amusant, que ne devait-elle pas sembler а un pauvre garзon comme moi, qui naguиre encore traоnais misйrablement la jambe, trempй de sueur, dиs le quatriиme kilomиtre!... Du haut des cфtes, descendre et s’enfoncer dans le creux des paysages; dйcouvrir comme а coups d’ailes les lointains de la route qui s’йcartent et fleurissent а votre approche, traverser un village dans l’espace d’un instant et l’emporter tout entier d’un coup d’њil... En rкve seulement j’avais connu jusque-lа course aussi charmante, aussi lйgиre. Les cфtes mкme me trouvaient plein d’entrain. Car c’йtait, il faut le dire, le chemin du pays de Meaulnes que je buvais ainsi...

«Un peu avant l’entrйe du bourg, me disait Meaulnes, lorsque jadis il dйcrivait son village, on voit une grande roue а palettes que le vent fait tourner...» Il ne savait pas а quoi elle servait, ou peut-кtre feignait-il de n’en rien savoir pour piquer ma curiositй davantage.

C’est seulement au dйclin de cette journйe de fin d’aoыt que j’aperзus, tournant au vent dans une immense prairie, la grande roue qui devait monter l’eau pour une mйtairie voisine. Derriиre les peupliers du prй se dйcouvraient dйjа les premiers faubourgs. А mesure que je suivais le grand dйtour que faisait la route pour contourner le ruisseau, le paysage s’йpanouissait et s’ouvrait... Arrivй sur le pont, je dйcouvris enfin la grand-rue du village.

Des vaches paissaient, cachйes dans les roseaux de la prairie et j’entendais leurs cloches, tandis que, descendu de bicyclette, les deux mains sur mon guidon, je regardais le pays oщ j’allais porter une si grave nouvelle. Les maisons, oщ l’on entrait en passant sur un petit pont de bois, йtaient toutes alignйes au bord d’un fossй qui descendait la rue, comme autant de barques, voiles carguйes, amarrйes dans le calme du soir. C’йtait l’heure oщ dans chaque cuisine on allume un feu.

Alors la crainte et je ne sais quel obscur regret de venir troubler tant de paix commencиrent а m’enlever tout courage. А point pour aggraver ma soudaine faiblesse, je me rappelai que la tante Moinel habitait lа, sur une petite place de La Fertй-d’Angillon.

C’йtait une de mes grand-tantes. Tous ses enfants йtaient morts et j’avais bien connu Ernest, le dernier de tous, un grand garзon qui allait кtre instituteur. Mon grand-oncle Moinel, le vieux greffier, l’avait suivi de prиs. Et ma tante йtait restйe toute seule dans sa bizarre petite maison oщ les tapis йtaient faits d’йchantillons cousus, les tables couvertes de coqs, de poules et de chats en papier – mais oщ les murs йtaient tapissйs de vieux diplфmes, de portraits de dйfunts, de mйdaillons en boucles de cheveux morts.

Avec tant de regrets et de deuil, elle йtait la bizarrerie et la bonne humeur mкmes. Lorsque j’eus dйcouvert la petite place oщ se tenait sa maison, je l’appelai bien fort par la porte entrouverte, et je l’entendis tout au bout des trois piиces en enfilade pousser un petit cri suraigu:

– Eh lа! Mon Dieu!

Elle renversa son cafй dans le feu – а cette heure-lа comment pouvait-elle faire du cafй? – et elle apparut... Trиs cambrйe en arriиre, elle portait une sorte de chapeau-capote-capeline sur le faоte de la tкte, tout en haut de son front immense et cabossй oщ il y avait de la femme mongole et de la hottentote; et elle riait а petits coups, montrant le reste de ses dents trиs fines.

Mais tandis que je l’embrassais, elle me prit maladroitement, hвtivement, une main que j’avais derriиre le dos. Avec un mystиre parfaitement inutile puisque nous йtions tous les deux seuls, elle me glissa une petite piиce que je n’osai pas regarder et qui devait кtre de un franc... Puis comme je faisais mine de demander des explications ou de la remercier, elle me donna une bourrade en criant:

– Va donc! Ah! je sais bien ce que c’est!

Elle avait toujours йtй pauvre, toujours empruntant, toujours dйpensant.

– J’ai toujours йtй bкte et toujours malheureuse, disait-elle sans amertume mais de sa voix de fausset.

Persuadйe que les sous me prйoccupaient comme elle, la brave femme n’attendait pas que j’eusse soufflй pour me cacher dans la main ses trиs minces йconomies de la journйe. Et par la suite c’est toujours ainsi qu’elle m’accueillit.

Le dоner fut aussi йtrange – а la fois triste et bizarre – que l’avait йtй la rйception. Toujours une bougie а portйe de la main, tantфt elle l’enlevait, me laissant dans l’ombre, et tantфt la posait sur la petite table couverte de plats et de vases йbrйchйs ou fendus.

– Celui-lа, disait-elle, les Prussiens lui ont cassй les anses, en soixante-dix, parce qu’ils ne pouvaient pas l’emporter.

Je me rappelai seulement alors, en revoyant ce grand vase а la tragique histoire, que nous avions dоnй et couchй lа jadis. Mon pиre m’emmenait dans l’Yonne, chez un spйcialiste qui devait guйrir mon genou. Il fallait prendre un grand express qui passait avant le jour... Je me souvins du triste dоner de jadis, de toutes les histoires du vieux greffier accoudй devant sa bouteille de boisson rose.

Et je me souvenais aussi de mes terreurs... Aprиs le dоner, assise devant le feu, ma grand-tante avait pris mon pиre а part pour lui raconter une histoire de revenants: «Je me retourne... Ah! mon pauvre Louis, qu’est-ce que je vois, une petite femme grise...» Elle passait pour avoir la tкte farcie de ces sornettes terrifiantes.

Et voici que ce soir-lа, le dоner fini, lorsque, fatiguй par la bicyclette, je fus couchй dans la grande chambre avec une chemise de nuit а carreaux de l’oncle Moinel, elle vint s’asseoir а mon chevet et commenзa de sa voix la plus mystйrieuse et la plus pointue:

– Mon pauvre Franзois, il faut que je te raconte а toi ce que je n’ai jamais dit а personne...

Je pensai:

– Mon affaire est bonne, me voilа terrorisй pour toute la nuit, comme il y a dix ans!...

Et j’йcoutai. Elle hochait la tкte, regardant droit devant soi comme si elle se fыt racontй l’histoire а elle-mкme:

– Je revenais d’une fкte avec Moinel. C’йtait le premier mariage oщ nous allions tous les deux, depuis la mort de notre pauvre Ernest; et j’y avais rencontrй ma sњur Adиle que je n’avais pas vue depuis quatre ans! Un vieil ami de Moinel, trиs riche, l’avait invitй а la noce de son fils, au domaine des Sablonniиres. Nous avions louй une voiture. Cela nous avait coыtй bien cher. Nous revenions sur la route vers sept heures du matin, en plein hiver. Le soleil se levait. Il n’y avait absolument personne. Qu’est-ce que je vois tout d’un coup devant nous, sur la route? Un petit homme, un petit jeune homme arrкtй, beau comme le jour, qui ne bougeait pas, qui nous regardait venir. А mesure que nous approchions, nous distinguions sa jolie figure, si blanche, si jolie que cela faisait peur!...

» Je prends le bras de Moinel; je tremblais comme la feuille; je croyais que c’йtait le Bon Dieu!... Je lui dis:

» – Regarde! C’est une apparition!

» Il me rйpond tout bas, furieux:

» – Je l’ai bien vu! Tais-toi donc, vieille bavarde...

» Il ne savait que faire; lorsque le cheval s’est arrкtй... De prиs, cela avait une figure pвle, le front en sueur, un bйret sale et un pantalon long. Nous entendоmes sa voix douce, qui disait:

» – Je ne suis pas un homme, je suis une jeune fille. Je me suis sauvйe et je n’en puis plus. Voulez-vous bien me prendre dans votre voiture, monsieur et madame?

» Aussitфt nous l’avons fait monter. А peine assise, elle a perdu connaissance. Et devines-tu а qui nous avions affaire? C’йtait la fiancйe du jeune homme des Sablonniиres, Frantz de Galais, chez qui nous йtions invitйs aux noces!

– Mais il n’y a pas eu de noces, dis-je, puisque la fiancйe s’est sauvйe!

– Eh bien, non, fit-elle toute penaude en me regardant. Il n’y a pas eu de noces. Puisque cette pauvre folle s’йtait mis dans la tкte mille folies qu’elle nous a expliquйes. C’йtait une des filles d’un pauvre tisserand. Elle йtait persuadйe que tant de bonheur йtait impossible; que le jeune homme йtait trop jeune pour elle; que toutes les merveilles qu’il lui dйcrivait йtaient imaginaires, et lorsque enfin Frantz est venu la chercher, Valentine a pris peur. Il se promenait avec elle et sa sњur dans le Jardin de l’Archevкchй а Bourges, malgrй le froid et le grand vent. Le jeune homme, par dйlicatesse certainement et parce qu’il aimait la cadette, йtait plein d’attentions pour l’aоnйe. Alors ma folle s’est imaginй je ne sais quoi; elle a dit qu’elle allait chercher un fichu а la maison; et lа, pour кtre sыre de n’кtre pas suivie, elle a revкtu des habits d’homme et s’est enfuie а pied sur la route de Paris.

» Son fiancй a reзu d’elle une lettre oщ elle lui dйclarait qu’elle allait rejoindre un jeune homme qu’elle aimait. Et ce n’йtait pas vrai...

» – Je suis plus heureuse de mon sacrifice, me disait-elle, que si j’йtais sa femme.» Oui, mon imbйcile, mais en attendant, il n’avait pas du tout l’idйe d’йpouser sa sњur; il s’est tirй une balle de pistolet; on a vu le sang dans le bois; mais on n’a jamais retrouvй son corps.

– Et qu’avez-vous fait de cette malheureuse fille?

– Nous lui avons fait boire une goutte, d’abord. Puis nous lui avons donnй а manger et elle a dormi auprиs du feu quand nous avons йtй de retour. Elle est restйe chez nous une bonne partie de l’hiver. Tout le jour, tant qu’il faisait clair, elle taillait, cousait des robes, arrangeait des chapeaux et nettoyait la maison avec rage. C’est elle qui a recollй toute la tapisserie que tu vois lа. Et depuis son passage les hirondelles nichent dehors. Mais, le soir, а la tombйe de la nuit, son ouvrage fini, elle trouvait toujours un prйtexte pour aller dans la cour, dans le jardin, ou sur le devant de la porte, mкme quand il gelait а pierre fendre. Et on la dйcouvrait lа, debout, pleurant de tout son cњur.

» – Eh bien, qu’avez-vous encore? Voyons!

» – Rien, madame Moinel!

» Et elle rentrait.

» Les voisins disaient:

» – Vous avez trouvй une bien jolie petite bonne, madame Moinel.

» Malgrй nos supplications, elle a voulu continuer son chemin sur Paris, au mois de mars; je lui ai donnй des robes qu’elle a retaillйes, Moinel lui a pris son billet а la gare et donnй un peu d’argent.

» Elle ne nous a pas oubliйs; elle est couturiиre а Paris auprиs de Notre-Dame; elle nous йcrit encore pour nous demander si nous ne savons rien des Sablonniиres. Une bonne fois, pour la dйlivrer de cette idйe, je lui ai rйpondu que le domaine йtait vendu, abattu, le jeune homme disparu pour toujours et la jeune fille mariйe. Tout cela doit кtre vrai, je pense. Depuis ce temps ma Valentine йcrit bien moins souvent...

 

Ce n’йtait pas une histoire de revenants que racontait la tante Moinel de sa petite voix stridente si bien faite pour les raconter. J’йtais cependant au comble du malaise. C’est que nous avions jurй а Frantz le bohйmien de le servir comme des frиres et voici que l’occasion m’en йtait donnйe...

Or, йtait-ce le moment de gвter la joie que j’allais porter а Meaulnes le lendemain matin, et de lui dire ce que je venais d’apprendre? А quoi bon le lancer dans une entreprise mille fois impossible? Nous avions en effet l’adresse de la jeune fille; mais oщ chercher le bohйmien qui courait le monde?... Laissons les fous avec les fous, pensai-je. Delouche et Boujardon n’avaient pas tort. Que de mal nous a fait ce Frantz romanesque! Et je rйsolus de ne rien dire tant que je n’aurais pas vu mariйs Augustin Meaulnes et Mlle de Galais.

Cette rйsolution prise, il me restait encore l’impression pйnible d’un mauvais prйsage – impression absurde que je chassai bien vite.

La chandelle йtait presque au bout; un moustique vibrait; mais la tante Moinel, la tкte penchйe sous sa capote de velours qu’elle ne quittait que pour dormir, les coudes appuyйs sur ses genoux, recommenзait son histoire... Par moments, elle relevait brusquement la tкte et me regardait pour connaоtre mes impressions, ou peut-кtre pour voir si je ne m’endormais pas. А la fin, sournoisement, la tкte sur l’oreiller, je fermai les yeux, faisant semblant de m’assoupir.

– Allons! tu dors... fit-elle d’un ton plus sourd et un peu dйзu.

J’eus pitiй d’elle et je protestai:

– Mais non, ma tante, je vous assure...

– Mais si! dit-elle. Je comprends bien d’ailleurs que tout cela ne t’intйresse guиre. Je te parle lа de gens que tu n’as pas connus...

Et lвchement, cette fois, je ne rйpondis pas.


 

 

IV

 

La grande nouvelle

 

Il faisait, le lendemain matin, quand j’arrivai dans la grand-rue, un si beau temps de vacances, un si grand calme, et sur tout le bourg passaient des bruits si paisibles, si familiers, que j’avais retrouvй toute la joyeuse assurance d’un porteur de bonne nouvelle...

Augustin et sa mиre habitaient l’ancienne maison d’йcole. А la mort de son pиre, retraitй depuis longtemps, et qu’un hйritage avait enrichi, Meaulnes avait voulu qu’on achetвt l’йcole oщ le vieil instituteur avait enseignй pendant vingt annйes, oщ lui-mкme avait appris а lire. Non pas qu’elle fыt d’aspect fort aimable: c’йtait une grosse maison carrйe comme une mairie qu’elle avait йtй; les fenкtres du rez-de-chaussйe qui donnaient sur la rue йtaient si hautes que personne n’y regardait jamais; et la cour de derriиre, oщ il n’y avait pas un arbre et dont un haut prйau barrait la vue sur la campagne, йtait bien la plus sиche et la plus dйsolйe cour d’йcole abandonnйe que j’aie jamais vue...

Dans le couloir compliquй oщ s’ouvraient quatre portes, je trouvai la mиre de Meaulnes rapportant du jardin un gros paquet de linge, qu’elle avait dы mettre sйcher dиs la premiиre heure de cette longue matinйe de vacances. Ses cheveux gris йtaient а demi dйfaits; des mиches lui battaient la figure; son visage rйgulier sous sa coiffure ancienne йtait bouffi et fatiguй, comme par une nuit de veille; et elle baissait tristement la tкte d’un air songeur.

Mais, m’apercevant soudain, elle me reconnut et sourit:

– Vous arrivez а temps, dit-elle. Voyez, je rentre le linge que j’ai fait sйcher pour le dйpart d’Augustin. J’ai passй la nuit а rйgler ses comptes et а prйparer ses affaires. Le train part а cinq heures, mais nous arriverons а tout apprкter...

On eыt dit, tant elle montrait d’assurance, qu’elle-mкme avait pris cette dйcision. Or, sans doute ignorait-elle mкme oщ Meaulnes devait aller.

– Montez, dit-elle, vous le trouverez dans la mairie en train d’йcrire.

En hвte je grimpai l’escalier, ouvris la porte de droite oщ l’on avait laissй l’йcriteau Mairie, et me trouvai dans une grande salle а quatre fenкtres, deux sur le bourg, deux sur la campagne, ornйe aux murs des portraits jaunis des prйsidents Grйvy et Carnot. Sur une longue estrade qui tenait tout le fond de la salle, il y avait encore, devant une table а tapis vert, les chaises des conseillers municipaux. Au centre, assis sur un vieux fauteuil qui йtait celui du maire, Meaulnes йcrivait, trempant sa plume au fond d’un encrier de faпence dйmodй, en forme de cњur. Dans ce lieu qui semblait fait pour quelque rentier de village, Meaulnes se retirait, quand il ne battait pas la contrйe, durant les longues vacances...

Il se leva, dиs qu’il m’eut reconnu, mais non pas avec la prйcipitation que j’avais imaginйe:

– Seurel! dit-il seulement, d’un air de profond йtonnement.

C’йtait, le mкme grand gars au visage osseux, а la tкte rasйe. Une moustache inculte commenзait а lui traоner sur les lиvres. Toujours ce mкme regard loyal... Mais sur l’ardeur des annйes passйes on croyait voir comme un voile de brume, que par instants sa grande passion de jadis dissipait...

Il paraissait trиs troublй de me voir. D’un bond j’йtais montй sur l’estrade. Mais, chose йtrange а dire, il ne songea pas mкme а me tendre la main. Il s’йtait tournй vers moi, les mains derriиre le dos, appuyй contre la table, renversй en arriиre, et l’air profondйment gкnй. Dйjа, me regardant sans me voir, il йtait absorbй par ce qu’il allait me dire. Comme autrefois et comme toujours, homme lent а commencer de parler, ainsi que sont les solitaires, les chasseurs et les hommes d’aventures, il avait pris une dйcision sans se soucier des mots qu’il faudrait pour l’expliquer. Et maintenant que j’йtais devant lui, il commenзait seulement а ruminer pйniblement les paroles nйcessaires.

Cependant, je lui racontais avec gaietй comment j’йtais venu, oщ j’avais passй la nuit et que j’avais йtй bien surpris de voir Mme Meaulnes prйparer le dйpart de son fils...

– Ah! elle t’a dit?... demanda-t-il.

– Oui. Ce n’est pas, je pense, pour un long voyage?

– Si, un trиs long voyage.

Un instant dйcontenancй, sentant que j’allais tout а l’heure, d’un mot, rйduire а nйant cette dйcision que je ne comprenais pas, je n’osais plus rien dire et ne savais par oщ commencer ma mission.

Mais lui-mкme parla enfin, comme quelqu’un qui veut se justifier.

– Seurel! dit-il, tu sais ce qu’йtait pour moi mon йtrange aventure de Sainte-Agathe. C’йtait ma raison de vivre et d’avoir de l’espoir. Cet espoir-lа perdu, que pouvais-je devenir?... Comment vivre а la faзon de tout le monde!

» Eh bien j’ai essayй de vivre lа-bas, а Paris, quand j’ai vu que tout йtait fini et qu’il ne valait plus mкme la peine de chercher le Domaine perdu... Mais un homme qui a fait une fois un bond dans le paradis, comment pourrait-il s’accommoder ensuite de la vie de tout le monde? Ce qui est le bonheur des autres m’a paru dйrision. Et lorsque, sincиrement, dйlibйrйment, j’ai dйcidй un jour de faire comme les autres, ce jour-lа j’ai amassй du remords pour longtemps...»

Assis sur une chaise de l’estrade, la tкte basse, l’йcoutant sans le regarder, je ne savais que penser de ces explications obscures:

– Enfin, dis-je, Meaulnes, explique-toi mieux! Pourquoi ce long voyage? As-tu quelque faute а rйparer? Une promesse а tenir?

– Eh bien, oui, rйpondit-il. Tu te souviens de cette promesse que j’avais faite а Frantz?...

– Ah! fis-je, soulagй il ne s’agit que de cela.

– De cela. Et peut-кtre aussi d’une faute а rйparer. Les deux en mкme temps...

Suivit un moment de silence pendant lequel je dйcidai de commencer а parler et prйparai mes mots.

– Il n’y a qu’une explication а laquelle je crois, dit-il encore. Certes, j’aurais voulu revoir une fois Mlle de Galais, seulement la revoir... Mais, j’en suis persuadй maintenant, lorsque j’avais dйcouvert le Domaine sans nom, j’йtais а une hauteur, а un degrй de perfection et de puretй que je n’atteindrai jamais plus. Dans la mort seulement, comme je te l’йcrivais un jour, je retrouverai peut-кtre la beautй de ce temps-lа...

Il changea de ton pour reprendre avec une animation йtrange, en se rapprochant de moi:

– Mais, йcoute, Seurel! Cette intrigue nouvelle et ce grand voyage, cette faute que j’ai commise et qu’il faut rйparer, c’est, en un sens, mon ancienne aventure qui se poursuit...

Un temps, pendant lequel pйniblement il essaya de ressaisir ses souvenirs. J’avais manquй l’occasion prйcйdente. Je ne voulais pour rien au monde laisser passer celle-ci; et, cette fois, je parlai – trop vite, car je regrettai amиrement plus tard, de n’avoir pas attendu ses aveux.

Je prononзai donc ma phrase, qui йtait prйparйe pour l’instant d’avant, mais qui n’allait plus maintenant. Je dis, sans un geste, а peine en soulevant un peu la tкte:

– Et si je venais t’annoncer que tout espoir n’est pas perdu?...

Il me regarda, puis, dйtournant brusquement les yeux, rougit comme je n’ai jamais vu quelqu’un rougir: une montйe de sang qui devait lui cogner а grands coups dans les tempes...

– Que veux-tu dire? demanda-t-il enfin, а peine distinctement.

Alors, tout d’un trait, je racontai ce que je savais, ce que j’avais fait, et comment, la face des choses ayant tournй, il semblait presque que ce fыt Yvonne de Galais qui m’envoyвt vers lui.

Il йtait maintenant affreusement pвle.

Durant tout ce rйcit, qu’il йcoutait en silence, la tкte un peu rentrйe, dans l’attitude de quelqu’un qu’on a surpris et qui ne sait comment se dйfendre, se cacher ou s’enfuir, il ne m’interrompit, je me rappelle, qu’une seule fois. Je lui racontais, en passant, que toutes les Sablonniиres avaient йtй dйmolies et que le Domaine d’autrefois n’existait plus:

– Ah! dit-il, tu vois... (comme s’il eыt guettй une occasion de justifier sa conduite et le dйsespoir oщ il avait sombrй) tu vois: il n’y a plus rien...

Pour terminer, persuadй qu’enfin l’assurance de tant de facilitй emporterait le reste de sa peine, je lui racontai qu’une partie de campagne йtait organisйe par mon oncle Florentin, que Mlle de Galais devait y venir а cheval et que lui-mкme йtait invitй... Mais il paraissait complиtement dйsemparй et continuait а ne rien rйpondre.

– Il faut tout de suite dйcommander ton voyage, dis-je avec impatience. Allons avertir ta mиre...

Et comme nous descendions tous les deux:

– Cette partie de campagne?... me demanda-t-il avec hйsitation. Alors, vraiment, il faut que j’y aille?...

– Mais, voyons, rйpliquai-je, cela ne se demande pas.

Il avait l’air de quelqu’un qu’on pousse par les йpaules.

En bas, Augustin avertit Mme Meaulnes que je dйjeunerais avec eux, dоnerais, coucherais lа et que, le lendemain, lui-mкme louerait une bicyclette et me suivrait au Vieux-Nanзay.

– Ah! trиs bien, fit-elle, en hochant la tкte, comme si ces nouvelles eussent confirmй toutes ses prйvisions.

Je m’assis dans la petite salle а manger, sous les calendriers illustrйs, les poignards ornementйs et les outres soudanaises qu’un frиre de M. Meaulnes, ancien soldat d’infanterie de marine, avait rapportйs de ses lointains voyages.

Augustin me laissa lа un instant, avant le repas, et, dans la chambre voisine, oщ sa mиre avait prйparй ses bagages, je l’entendis qui lui disait, en baissant un peu la voix, de ne pas dйfaire sa malle, – car son voyage pouvait кtre seulement retardй...


 

 

V

 

La partie de plaisir

 

J’eus peine а suivre Augustin sur la route du Vieux-Nanзay. Il allait comme un coureur de bicyclette. Il ne descendait pas aux cфtes. А son inexplicable hйsitation de la veille avaient succйdй une fiиvre, une nervositй, un dйsir d’arriver au plus vite, qui ne laissaient pas de m’effrayer un peu. Chez mon oncle il montra la mкme impatience, il parut incapable de s’intйresser а rien jusqu’au moment oщ nous fыmes tous installйs en voiture, vers dix heures, le lendemain matin, et prкts а partir pour les bords de la riviиre.

On йtait а la fin du mois d’aoыt, au dйclin de l’йtй. Dйjа les fourreaux vides des chвtaigniers jaunis commenзaient а joncher les routes blanches. Le trajet n’йtait pas long; la ferme des Aubiers, prиs du Cher oщ nous allions, ne se trouvait guиre qu’а deux kilomиtres au-delа des Sablonniиres. De loin en loin, nous rencontrions d’autres invitйs en voiture, et mкme des jeunes gens а cheval, que Florentin avait conviйs audacieusement au nom de M. de Galais... On s’йtait efforcй comme jadis de mкler riches et pauvres, chвtelains et paysans. C’est ainsi que nous vоmes arriver а bicyclette Jasmin Delouche, qui, grвce au garde Baladier, avait fait naguиre la connaissance de mon oncle.

– Et voilа, dit Meaulnes en l’apercevant, celui qui tenait la clef de tout, pendant que nous cherchions jusqu’а Paris. C’est а dйsespйrer!

Chaque fois qu’il le regardait sa rancune en йtait augmentйe. L’autre, qui s’imaginait au contraire avoir droit а toute notre reconnaissance, escorta notre voiture de trиs prиs, jusqu’au bout. On voyait qu’il avait fait, misйrablement, sans grand rйsultat, des frais de toilette, et les pans de sa jaquette йlimйe battaient le garde-crotte de son vйlocipиde...

Malgrй la contrainte qu’il s’imposait pour кtre aimable, sa figure vieillotte ne parvenait pas а plaire. Il m’inspirait plutфt а moi une vague pitiй. Mais de qui n’aurais-je pas eu pitiй durant cette journйe-lа?...

 

Je ne me rappelle jamais cette partie de plaisir sans un obscur regret, comme une sorte d’йtouffement. Je m’йtais fait de ce jour tant de joie а l’avance. Tout paraissait si parfaitement concertй pour que nous soyons heureux. Et nous l’avons йtй si peu!...

Que les bords du Cher йtaient beaux, pourtant! Sur la rive oщ l’on s’arrкta, le coteau venait finir en pente douce et la terre se divisait en petits prйs verts, en saulaies sйparйes par des clфtures, comme autant de jardins minuscules. De l’autre cфtй de la riviиre les bords йtaient formйs de collines grises, abruptes, rocheuses; et sur les plus lointaines on dйcouvrait, parmi les sapins, de petits chвteaux romantiques avec une tourelle. Au loin, par instants, on entendait aboyer la meute du chвteau de Prйveranges.

Nous йtions arrivйs en ce lieu par un dйdale de petits chemins, tantфt hйrissйs de cailloux blancs, tantфt remplis de sable – chemins qu’aux abords de la riviиre les sources vives transformaient en ruisseaux. Au passage, les branches des groseilliers sauvages nous agrippaient par la manche. Et tantфt nous йtions plongйs dans la fraоche obscuritй des fonds de ravins, tantфt au contraire, les haies interrompues, nous baignions dans la claire lumiиre de toute la vallйe. Au loin sur l’autre rive, quand nous approchвmes, un homme accrochй aux rocs, d’un geste lent, tendait des cordes а poissons. Qu’il faisait beau, mon Dieu!

Nous nous installвmes sur une pelouse, dans le retrait que formait un taillis de bouleaux. C’йtait une grande pelouse rase, oщ il semblait qu’il y eыt place pour des jeux sans fin.

Les voitures furent dйtelйes; les chevaux conduits а la ferme des Aubiers. On commenзa а dйballer les provisions dans le bois, et а dresser sur la prairie de petites tables pliantes que mon oncle avait apportйes.

Il fallut, а ce moment, des gens de bonne volontй, pour aller а l’entrйe du grand chemin voisin guetter les derniers arrivants et leur indiquer oщ nous йtions. Je m’offris aussitфt; Meaulnes me suivit, et nous allвmes nous poster prиs du pont suspendu, au carrefour de plusieurs sentiers et du chemin qui venait des Sablonniиres.

Marchant de long en large, parlant du passй, tвchant tant bien que mal de nous distraire, nous attendions. Il arriva encore une voiture du Vieux-Nanзay, des paysans inconnus avec une grande fille enrubannйe. Puis plus rien. Si, trois enfants dans une voiture а вne, les enfants de l’ancien jardinier des Sablonniиres.

– Il me semble que je les reconnais, dit Meaulnes. Ce sont eux, je crois bien, qui m’ont pris par la main, jadis, le premier soir de la fкte, et m’ont conduit au dоner...

Mais а ce moment, l’вne ne voulant plus marcher, les enfants descendirent pour le piquer, le tirer, cogner sur lui tant qu’ils purent; alors Meaulnes, dйзu, prйtendit s’кtre trompй...

Je leur demandai s’ils avaient rencontrй sur la route M. et Mlle de Galais. L’un d’eux rйpondit qu’il ne savait pas; l’autre: «Je pense que oui, monsieur.» Et nous ne fыmes pas plus avancйs.

Ils descendirent enfin vers la pelouse, les uns tirant l’вnon par la bride, les autres poussant derriиre la voiture. No


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