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Histoire et Droit des femmes africaines

2020-08-20 109
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Les recherches avancées en langue anglaise

 

C. Coquery-Vidrovitch

France

 

Un regard sur la bibliographie existante sur le sujet démontre la richesse relative des recherches en langue anglaise, face à la misère des travaux de langue française. En anglais, les travaux historiques sur les archives juridiques furent lancés par un historien sud-africain du Droit qui se réfugia en Australie au temps de l’apartheid: Martin Chanock (1982). Ils sont entretenus depuis lors par les tables rondes annuelles organisées à Stanford University par l’historien Richard Roberts, qui ne se lasse pas de souligner la richesse des sources juridiques en histoire africaine (cf. Mann & Roberts 1991). Depuis peu, les ouvrages se multiplient[111]. En français, peu de travaux existent sinon sous forme de mémoires inédits (notamment à l’université de Dakar) depuis l’ouvrage majeur du sociologue Abdoulaye Bara Diop sur la famille wolof (1985).

Or l’histoire de la condition féminine en Afrique sous la colonisation est encore peu développée, en raison croyait-on de la pauvreté des sources. La toute première enquête française à se préoccuper officiellement des femmes fut lancée dans le cadre de la mission d’information dite Guernut organisée par le gouvernement du Front populaire dans l’ensemble de l’Empire; elle se traduisit par un rapport de plus de 200 pages rédigé par Denise Savineau (1938), qui ne couvre d’ailleurs pas le Sénégal (Lydon, 1997, et Savineau, 2001). Jusqu’à présent, ce que l’on sait du droit des femmes a surtout été rassemblé, cercle par cercle et région par région, dans les Grands Coutumiers de l’AOF, trois volumes publiés en 1938 à partir des nombreuses enquêtes demandées depuis le début de la décennie aux administrateurs locaux, chargés de recueillir auprès des chefs tout ce qu’ils pouvaient sur les «coutumes» de leur région. Ces textes marquent le démarrage de l’intérêt porté à la place des femmes dans la société. Car nombreux furent les renseignements glanés à cette occasion sur tout ce qui pouvait constituer objet de litiges concernant les femmes: usages et modalités des mariages, des divorces, des héritages, etc., qui s’avèrent extrêmement divers selon les régions et les groupes sociaux alors dits «ethniques», voire «tribaux». Du côté anglophone, un usage similaire fut fait des décisions de jurisprudence collectées au fil du temps. On a déjà souligné le caractère reconstruit de ces données supposées «traditionnelles», dans la mesure où elles cumulaient deux sources de préjugés: d’une part, évidemment, ceux des administrateurs pénétrés du droit romain de la primauté du seul chef de famille, et qui en outre comprenaient plus ou moins bien, et interprétaient de même ce qu’il leur était conté; et d’autre part celui des chefs, la plupart du temps de grands Anciens protégés de l’administration coloniale; les chefs étaient souvent imbus de leur autorité d’un type relativement nouveau, et soucieux de transmettre une loi rigidifiée tout à leur avantage: celui de leurs souhaits autant que des réalités. En particulier, à propos des femmes, cette source exclusivement masculine et souvent rétrograde a eu tendance à durcir le poids de préjugés anciens, visant à «rétablir» la condition féminine dans des limites supposées héritées, donc hostiles à toute possibilité d’émancipation des règles patriarcales usuellement dominantes. Ajoutons que les Grands Coutumiers, à la différence des recueils de jurisprudence rassemblés dans les colonies britanniques, n’avaient pas force de loi auprès des tribunaux même «indigènes»; ils ne servaient tout au plus que de référence informative.

Il est donc vrai que nous savons peu de choses, a priori, sur la condition des femmes et sur leurs réactions ordinaires qui n’intéressaient guère le colonisateur: celui-ci recrutait, pour ses différents objectifs, une main d’œuvre quasi exclusivement masculine, y compris pour le travail domestique. C’est pourquoi les sources juridiques sont particulièrement utiles: nous n’entendons parler des femmes que lorsque celles-ci sont intervenues en justice. Car les conflits furent nombreux, pour deux raisons: la première est que, comme les usages britanniques, le droit français hérité du code Napoléon était parfois à sa façon plus défavorable aux femmes que le droit coutumier; notamment en pays de tradition matrilinéaire, où la progéniture d’un couple relevait du lignage maternel et non de celui du père, ou bien où les gains de la femme n’appartenaient pas au mari, les conflits se multiplièrent; d’une façon générale, le jeu entre la loi française et les usages coutumiers pouvait intervenir en faveur de l’un ou l’autre plaignant. La seconde raison est que, pour se défendre, la femme, qui avait en règle générale peu de chances de se faire entendre au niveau coutumier, eut vite fait de comprendre que le tribunal colonial lui donnait peut-être plus de chance. Dès qu’elles le purent, c’est-à-dire évidemment surtout en ville, elles portèrent plainte.

L’inconvénient est évidemment que les sources juridiques n’interviennent qu’en cas de conflit: on ne connaît pas les innombrables situations où le tribunal ne fut pas invoqué. Il y a donc risque, d’une part à exagérer la capacité de recours des femmes à la justice, et d’autre part à souligner excessivement les situations de crise par rapport à la réalité. Il n’empêche: les modalités de la justice, et l’évolution à travers le temps de la jurisprudence qui, à partir de la même loi, put en donner à 50 ans d’intervalle une interprétation très différente, sont infiniment instructives de la condition féminine et de son évolution à travers la période coloniale.

Ces conflits entre hommes et femmes, entre droit dit coutumier et droit colonial, entre droits du lignage et droits individuels, intervinrent d’abord dans des affaires de sorcellerie, puis surtout dans deux domaines privilégiés du droit civil: celui du mariage (et surtout du divorce), et celui des droits de propriété (et de leur transmission). C’est donc sur des exemples de ce type que nous nous arrêterons, à partir de travaux exemplaires effectués sous colonisation britannique, qui ne peuvent qu’inspirer des travaux analogues souvent encore à innover sous colonisation française.

 

I. Une périodisation des rapports de genre?

 

Revenons d’abord sur ce fait bien établi par Martin Chanock déjà cité (1982): contrairement à ce qui est souvent supposé, il n’y a pas eu deux droits successifs et conjoints en Afrique: le «traditionnel» et le «moderne» – à savoir, pour ce dernier, occidental de tradition britannique ou française suivant les cas -. Il y en eut au moins trois: un droit ancien travaillé aux temps précoloniaux, c’est-à-dire lui-même en évolution, car ces temps furent millénaires et chahutés. De ce droit ancien, variable dans l’espace aussi bien que dans le temps, nous ne connaissons que des bribes, tel qu’il fut parfois évoqué par les premiers voyageurs, ou qu’ont pu nous le rapporter des «traditions» constamment remaniées, voire manipulées par les générations successives.

Ce que nous connaissons bien, en revanche, c’est le «droit coutumier» colonial, tel qu’il fut en partie refabriqué par l’alliance entre les pouvoirs anciens laissés en place et l’intervention souvent musclée du colonisateur. C’est ici qu’il faut connaître les analyses percutantes de Martin Chanock, qui fut le premier à en déduire une périodisation. Dans la dernière phase précoloniale, au XIXè siècle, la condition des femmes eut à souffrir d’un contexte agité, où les guerres de conquête, l’accroissement de l’esclavage interne et la réduction de leurs droits économiques allèrent de pair. Les rapports de genre devinrent encore plus inégaux qu’auparavant. En revanche, ensuite, au début de l’ère coloniale, la juxtaposition et la coexistence des différentes strates de droit semblent avoir brièvement doté les femmes d’une relative liberté de jeu, car certaines d’entre elles furent rapides à comprendre qu’elles pouvaient arguer de ces contradictions à leur avantage, notamment dans le domaine du mariage et de la résidence. Ainsi, dans le district de Goromonzi proche de la capitale (Rhodésie du Sud occidentale), sur les 345 plaintes civiles instruites par le Native Commissioner entre octobre 1899 et février 1905, 95 concernaient des jeunes filles qui refusaient d’épouser un homme qui avait déjà payer la dot, et 65 impliquaient des épouses fugitives. La moitié des plaintes provenaient de maris qui réclamaient le retour d’une épouse récalcitrante (Schmidt 1991: p. 744, note 38). Mais, bientôt, le machisme ambiant reprit le dessus: car cette brève période a provoqué une réaction de conservatisme social de la part des aînés dès qu’ils furent invités à participer à une parcelle du pouvoir colonial. Ils voyaient avec inquiétude se dissoudre leur emprise sur les jeunes et sur les femmes. Cette réaction leur permit de rejoindre le conservatisme des administrateurs coloniaux dans la confection d’un «droit coutumier» qui fit écho à leur commune préoccupation de contrôle des femmes.

En fait, le travail juridique fut complexe, car de leur côté les juristes occidentaux étaient mal préparés à comprendre les nuances du droit local. Chanock étudie dans le détail les modalités de la fixation du droit «coutumier» en matière de lévirat en Rhodésie du Nord (Zambie) dans les années 1920. Avant que les cours de justice britanniques n’aient édicté qu’une femme ne pouvait être forcée au mariage, le lévirat était dans la région de Boma couramment appliqué. En vertu de la dot que le lignage du mort avait versée à la famille de son épouse, celle-ci devait rester, et accepter le remariage avec un frère, voire un fils de son défunt mari. Or de plus en plus de femmes refusaient d’être ainsi reversées à l’héritier. D’où les recours en justice, et la nécessité pour la cour de Boma de «fixer la coutume». Elle entreprit de le faire en posant aux chefs locaux toute une série de questions précises, auxquelles il fut répondu de façon nuancée, nuances que les magistrats n’entendirent pas. Ainsi, il leur fut confirmé qu’en théorie la femme qui refusait d’être ainsi héritée devait restituer la dot mais, dit un témoin, «d’autres pouvaient ne pas la réclamer»; si la famille de la femme entretenait avec celle du mari des relations amicales, «l’héritier attendrait et verrait». Autrement dit, il y avait la règle, mais aussi des adaptations et des arrangements possibles, qui font que dans l’ancien temps la règle n’avait rien d’absolu. Or cette rigidité fut dès lors affirmée: ou bien restituer la dot, ou bien rester…

Or restituer la dot introduisait une nouveauté quasi impensable auparavant: la possibilité pour la femme de divorcer. L’usage, dans la région, était que les femmes fussent mariées à vie, et certainement pas qu’elles aient le droit de décider de s’en aller. Certes, certaines le faisaient déjà, mais justement! il n’était pas question d’exiger de force la restitution de la dot, ce qui aurait rendu la rupture irrévocable. Tout reposait donc sur l’attente, la discussion, l’arrangement, la patience, bref la palabre. Ce processus fut bel et bien supprimé par l’intervention d’un droit écrit rigoureux (Chanock, 1982: 57-59). De même, dans les années 1930, les maris de Rhodésie du Sud réclamaient désormais le divorce (et bien entendu la restitution de la dot): des 171 cas entendus entre juillet 1931 et juillet 1939 dans le district de Goromonzi déjà cité, 128 (soit 75%) étaient des demandes de divorce émanant du mari, contre seulement 14 qui réclamaient encore le retour de la fugitive (Schmidt, ibid.). Ainsi le droit coutumier colonial généra-t-il un droit nouveau, qui en ce cas précis comme en beaucoup d’autres n’avait plus grand chose à voir avec les usages anciens.

Le droit colonial fut, nous l’avons dit, rétrograde vis-à-vis des femmes, et ce jusqu’au début des années 1950 au moins. L‘attitude vis-à-vis de l’adultère en offre un exemple criant. Là encore, Chanock propose pour la Rhodésie du Nord une analyse éclairante. Il s’agit d’une zone d’Afrique où les femmes, esclaves ou non, étaient clairement devenues au début de la colonisation - si elles ne l’étaient auparavant - un objet d’échange matrimonial qui n’avait guère voix au chapitre. Entre autres, deux procès en d’adultère furent présentés à la cour de Boma dans les années 1913-1916. À nouveau, celle-ci entreprit, par enquêtes, de fixer le droit coutumier. Les témoignages concordent pour distinguer le cas d’épouses de chefs, ou de simples hommes libres. Dans le premier cas, il fut affirmé que le châtiment du coupable - c’est-à-dire l’homme trompant le mari - était très sévère, l’éventualité étant soit la mort, soit la mise en esclavage, soit une très forte amende; seule cette dernière était requise s’il s’agissait d’un homme du commun. En tout état de cause, on remarque l’absence de châtiment à l’égard de la femme, considérée en somme comme irresponsable. Cet héritage juridique heurta la conscience des magistrats britanniques pour deux raisons: d’une part à leurs yeux, pénétrés de morale chrétienne, la coupable était la femme qui avait commis une faute morale; d’autre part, l’adultère relevait du droit privé et non d’une affaire criminelle. D’où de nombreuses discussions avec les responsables africains. Les administrateurs admirent un moment, entre 1916 et 1933, que, d’après la loi coutumière, l’adultère relevait de la justice criminelle - sans aller néanmoins jusqu’à la mort du coupable -. Ils suivaient en ceci l’argumentation des chefs, qui alléguaient (comme de leur côté les Britanniques) une tendance à la dissolution des mœurs, et qui en profitèrent donc pour affirmer outrageusement leur pouvoir et leurs privilèges. Or rien n’est moins sûr: il ne vint pas à l’esprit des juges, par exemple, que si on leur rapportait que tel ou tel avait tué un coupable récidiviste, ce n’était pas nécessairement par acte de justice mais tout bonnement par vengeance… L’autre pierre d’achoppement était la notion de faute, qui pour les Britanniques était celle non de l’homme, mais de la femme coupable d’adultère. Les juges étaient incapables de comprendre la logique qui faisait qu’après avoir reçu compensation le mari n’envisageât pas de renvoyer la femme puisqu’elle lui appartenait. Il leur paraissait immoral qu’en définitive le mari tirât un avantage financier du commerce de son épouse avec un autre (Chanock, ibid: 59-63). On voit progressivement, sous l’influence du christianisme, les Africains adopter une position analogue: au nom de leurs «coutumes», ils ont préféré intérioriser la règle d’une amende également imposée à la femme plutôt que le risque, impensable pour eux, d’avoir à la renvoyer à sa famille, ce qui posait en particulier des problèmes insolubles de restitution de dot.

L’évolution fut analogue en Rhodésie du Sud, où la Native Adultery Punishment Ordinance, ratifiée dès 1916, rendit l’adultère d’un Africain avec une femme mariée une offense criminelle passible pour les deux partenaires d’une amende de 100£ ou d’une peine d’un an de prison avec travail forcé. Forts de l’appui britannique, les chefs locaux allèrent encore plus loin dans les années 1930: insistant sur la licence accrue des femmes, ils réclamèrent l’introduction de châtiments corporels contre les épouses passibles d’adultère ou de désertion, et contre les filles qui fuyaient en ville contre l’avis de leurs parents. En 1933, le Native Commissioner de Salisbury proposa même d’exiger des femmes en ville un passe qui prouverait leur statut de femme mariée ou sous tutelle (Schmidt 1991: pp. 739 & 755-756). La justification du châtiment répondait au sens britannique aigu de la propriété privée: puisque l’homme payait la dot, la femme était son bien. Un commis des «affaires indigène» l’explicitait en 1914: «l’adultère – arguait-il – est une atteinte sérieuse au droit de propriété, comparable au pire des vols [112]». L’administration coloniale s’inquiétait pour sa part de voir les femmes utiliser l’ordonnance de 1916 pour affirmer leur liberté de choix «as a cloak for licence» [pour déguiser leur dépravation], chaque fois qu’elles avaient envie de changer de mari[113]. Le droit coutumier colonial était donc non seulement en grande partie nouveau, mais il fut aussi évolutif. D’où l’intérêt d’étudier en ce domaine la transformation des jurisprudences.

Si l’on se tourne vers l’ancienne AOF, on constate que c’est seulement après la seconde guerre mondiale qu’on associa quelques femmes privilégiées aux droits politiques (le droit de vote) accordé à un corps électoral «indigène» censitaire par la «France d’outre mer» créée en 1947. Paradoxalement, en ce qui concerne l’Afrique ex-française, les droits politiques furent ensuite élargis plus rapidement pour les femmes au suffrage quasi universel, puisque le droit de vote fut accordé en 1952 à toutes les femmes majeures (21 ans à l’époque) mères de deux enfants - ce qui était sauf accident le cas de la quasi-totalité d’entre elles (Coquery-Vidrovitch, 1994: chap.17) -. En revanche, l’égalité civile n’est encore aujourd’hui, en règle générale, pas reconnue aux femmes, en particulier en ce qui concerne le mariage. Ainsi, au Sénégal, la polygamie demeure-t-elle légale à condition d’être prévue explicitement dans le contrat de mariage. En Tanzanie, l’un des pays les plus avancés en ce qui concerne l’émancipation des femmes, celle-ci demeure définie et limitée de façon assez vague, comme «le droit de divorcer, le droit de consentir au mariage, le droit d’être reconnues dans la société, le droit de posséder et d’hériter un bien, et le droit à la sécurité dans le mariage[114].»

 

II. Femmes et sorcellerie

 

C’est un domaine sur lequel nous n’insisterons pas, car nous ne sommes pas spécialiste. Mais c’est un des terrains par excellence où les sources judiciaires peuvent être d’un grand apport, précisément parce que les accusations de sorcellerie ont amené à exercer sur les femmes des sévices (ordalies, empoisonnements, etc.) qui ont assez souvent conduit leurs auteurs devant la justice coloniale. On s’aperçoit d’ailleurs, a contrario, que les femmes, souvent impliquées dans les affaires de sorcellerie, ont aussi su parfois tirer leur épingle du jeu. Ainsi les registres d’un magistrat isolé mais consciencieux, en poste aux confins de la Tanzanie et de la Zambie actuelles entre 1897 et 1903 (Wright 1982), révèlent déjà la fréquence du processus; le magistrat note en 1900 que, bien que proclamée illégale, «la coutume de boire le mwavi [une mixture empoisonnée pour déterminer s’il y a eu faute ou acte de sorcellerie] est si répandue que les sentences les plus sévères ne parviennent pas à l’éradiquer». Deux au moins des affaires qu’il eut à traiter révèlent le rôle actif des femmes. Dans le premier cas, un dénommé Chitembwa, qui finit par succomber à l’ordalie, avait battu sa femme dans un accès d’ivresse. Celle-ci était morte peu après. Sa mère, à l’occasion d’une cérémonie de divination, accusa le gendre d’être le coupable, et c’est celui-ci qui, de lui-même, avait réclamé au nganga (docteur, ou sorcier) de lui administrer le mwami dont il mourut… Aux temps précoloniaux, la coutume, dans la région, aurait voulu que seul le chef autorisât l’ordalie par le poison. Mais, compte tenu de l’interdiction coloniale, les chefs évitaient soigneusement de se compromettre dans une telle affaire. Quand Fwambo, le chef de Mambwe, découvrit aux environs de son enclos un homme en train de cacher une substance douteuse, il le fit appréhender et c’est à ses femmes qu’il le confia. Celles-ci le battirent puis le forcèrent à goûter la mixture: lui aussi en mourut… Le cas révéla qu’il s’agissait d’un étranger, précédemment chassé de sa communauté pour fait de sorcellerie, reconnu coupable d’avoir trahi la confiance de son nouveau protecteur dont les femmes étaient chargées de faire respecter le domaine. Ainsi, dans les deux cas, les femmes étaient à l’origine de la manipulation par le poison. Néanmoins, la plupart des autres affaires démontrent au contraire comment les chefs usaient et abusaient de l’épreuve par le poison pour détecter parmi leurs nombreuses femmes, signe de leur richesse, les «sorcières». Au Malawi, les cas de châtiments infligés aux supposées sorcières dans l’entre-deux-guerre furent étudiés de façon systématique à partir des archives juridiques dans un article au titre évocateur: «'European Courts Protect Women and Witches': Colonial law courts as redistribution of power in Swaziland 1920-1950» (Booth, 1992).

Gesshiere (1995: chap. 5), qui a étudié l’évolution de la sorcellerie au Cameroun depuis l’indépendance, remarque que la justice s’en mêle de plus en plus, mais que les cas concernent peu les femmes: peut-être parce qu’il n’y a procès que lorsqu’il s’agit d’hommes importants, tandis que la sorcellerie féminine demeure au niveau populaire. Sur un échantillon local en pays Maka de 38 cas, il ne compte que six femmes, qui pourtant dans les villages étaient réputées être au moins aussi actives que les hommes en sorcellerie. Ce qui est sûr, c’est que l’État intervient de plus en plus en ce domaine. L’analyse des procès, malgré les diatribes des fonctionnaires qui dénoncent, dans la sorcellerie des villageois, une forme de subversion permanente, met plutôt en scène des personnages plus ou moins «modernes» à l’intérieur du village – instituteurs, planteurs aisés, cadres du parti, innovateurs économiques – qui apparemment se sentent davantage menacés parce qu’ils craignent la jalousie de leurs voisins: le cas est classique du riche planteur qui est envoûté par son voisin. Le rôle-clé est joué par les guérisseurs qui fournissent les «preuves» contre les sorciers.

Les ordalies ont connu, comme les Églises noires, une forte recrudescence dans les moments de crise coloniale. Ce fut le cas en Casamance pour laquelle il serait utile de faire des recherches à ce propos dans les procès de l’époque. Ce fut aussi le cas en Angola à l’occasion des troubles sur le front oriental des opérations du MPLA entre 1966 et 1975 (Brinkman 2003).

 

III. le statut du mariage et son évolution à travers les textes juridiques

 

2.1 Droit hérité et droit «moderne»

L’interprétation des documents juridiques de première main s’avère précieuse pour élucider l’évolution éventuelle des stratégies nuptiales des femmes. La recherche n’est qu’approchée du côté francophone où, à l’exception d’ouvrages plus anciens d’ethnologie qui ont acquis le statut de source d’histoire, le seul travail sérieux sur la question fut la thèse de sociologie sur La famille Wolof citée supra, auquel on peut évidemment ajouter quelques articles de qualité, souvent en anglais, car les Britanniques ont exploré la question depuis un moment déjà[115].

Ainsi les registres du magistrat déjà cité révèlent à quel point la mise en gage ou en esclavage des fillettes et des femmes était devenue en Afrique centro-méridionale une pratique courante au tournant du XXè siècle (Wright 1982). Pour celles-ci, se réfugier dans le petit centre administratif nouvellement créé était devenu le seul recours. En 1899, deux femmes du chef Chungu avaient fui et demandé l’aide du magistrat à Abercoon, arguant qu’elles avaient été trompées et quasiment chassées; le chef de son côté réclamait une compensation égale à la dot qu’il avait versée. Le magistrat autorisa les femmes à rester avec les hommes de leur choix, à condition que chacun d’eux payât 5 beaux pagnes à Chungu.

Le cas fut plus délicat en 1901: les femmes du chef Changala s’étaient réfugiées avec leurs nouveaux maris à la mission des Pères blancs de Kayambi; quant aux épouses du chef Ponde, elles avaient fui dans le district voisin pour vivre avec les hommes de leur choix. Le magistrat demanda instamment au Père supérieur de lui renvoyer les femmes à Abercorn, afin qu’il réglât lui-même le différent avec le chef; sans aucun doute, quand il s’agissait d’hommes importants, le magistrat cherchait à jouer de son autorité juridico-politique pour amadouer le chef tout en remédiant à la pratique locale de gager les femmes pour s’acquitter d’une faute - que ce soit une dette, une offense ou plus précisément un adultère -. Des cas dont il eut à traiter ressort la variété des mobiles qui poussaient les femmes à la fuite: plusieurs avaient quitté leur mari juste parce que le salaire urbain d’un autre prétendant leur paraissait de meilleur augure. De plus en plus, aller à la ville leur permettait de se marier sans attendre de la famille du prétendant le paiement d’une compensation matrimoniale qui, en sus, les eût engagées ailleurs envers un vieux mari qui ne leur convenait guère: trop âgé, grand polygame, traitant d’esclaves… La plupart du temps, la plainte qui remontait jusqu’au magistrat avait à faire avec une forme ou une autre de mauvais traitement: épouse battue, veuve obligée d’accepter contre son gré le frère de son mari (coutume du lévirat), ou tout bonnement surexploitation de l’outil féminin de production; ainsi des femmes achetées comme épouses-esclaves cherchaient à obtenir de l’autorité britannique leur liberté, ou plus simplement leur droit à disposer du salaire de leur travail jusqu’alors payé au mari qui les louait. On note aussi le cas du frère d’un homme décédé, qui au nom du lévirat avait loué le travail de sa nièce encore fillette à la mission: le magistrat le condamna à rendre l’enfant à sa mère. Lui revenait aussi le cas de femmes violées par des auxiliaires coloniaux de passage dans des villages isolés; pendant longtemps, la confusion fut entretenue dans la région entre l’hospitalité à l’ancienne, qui faisait participer à l’offrande au voyageur une fille de la maison, et le pillage par des bandes de soudard… Avec le magistrat d’Abercorn, les agents usant de leur charge officielle pour des abus de ce genre furent sévèrement traités.

Enfin, en 1910 encore, on signale dans la même région un cas qui traduit bien le jeu possible entre la loi dite coutumière et la loi britannique; il s’agit d’un homme déjà pourvu d’une épouse qui, venu s’expatrier dans la région voisine, avait pris localement femme dont il avait eu un enfant. Retourné dans sa région d’origine, il se convertit au protestantisme et se maria religieusement puis revendiqua, soutenu par les missionnaires, son droit patrilinéaire à récupérer l’enfant. Dans un texte assez long, où le magistrat explique ne se référer que de façon limitée à la loi anglaise (qui, ne reconnaissant aucun droit à la mère, se fiait exclusivement dans ce genre de cas à l’intérêt de l’enfant), ni au droit coutumier (qui ne connaissait que le droit du patrilignage), il décide de repousser la revendication des missionnaires et de restituer l’enfant à la mère, au motif qu’elle avait dûment et longuement été abandonnée par le plaignant. Bref, comme le constatait à propos d’adultère, en 1916, un chef zambien désabusé:          

Les femmes devraient être punies. Mais quand nous les punissons, elles courent se plaindre chez le magistrat[116]”.

 

Ce qui a été observé en ce coin perdu d’Afrique a dû se reproduire souvent ailleurs. E. Schmidt décrit pratiquement la même évolution en Rhodésie du Sud entre les deux guerres (Schmidt 1991: 735). Un cas précoce fut celui de femmes qui fuyaient le mariage pour poursuivre leurs études: c’est ce qu‘il advint en Rhodésie du Sud pour Emelda Madamombe (née en 1918), qui se réfugia à la mission pour échapper au mariage prévu par son frère en échange d’une forte dot. La volonté de devenir religieuse («brides of Christ» à la mission catholique fut aussi fréquemment invoqué entre les deux guerres par des filles qui fuyaient un mariage arrangé ou le lévirat, quitte à utiliser leur salaire pour dédommager le tuteur de la dot qui sinon lui échappait (Schmidt 1991: pp. 749-750). On connaît aussi, par les interviews de vieilles prostituées, les raisons de leur arrivée, adolescentes, à Nairobi au début de ce siècle: le plus souvent, c’était parce qu’elles refusaient de se laisser marier par leur famille à des hommes qui, pour une raison ou une autre, les rebutaient; parfois aussi, c’était pour suivre un amoureux en ville[117].

Ceci dit, il ne faudrait pas se limiter à un dualisme simpliste: d’un côté les femmes opprimées par un droit rétrograde, et de l’autre les femmes rebelles, qui utilisent tous les recours de la loi coloniale pour échapper au carcan coutumier. L’étude du mariage chez les femmes Gusii du Kenya montre que les stratégies féminines furent plus complexes. C’est une région où, après les années 1940, en raison de l’ouverture de la région à l’économie de marché, le prix de la dot connut une inflation considérable. Il devenait de plus en plus difficile pour un jeune homme d’acquérir une épouse, tandis que les familles cherchaient à imposer à leurs filles des hommes riches donc âgés et polygames. Dans les années 1950, la plupart des hommes de famille pauvres ne pouvaient pas rêver de se marier avant la quarantaine passée, et beaucoup étaient condamnés à rester célibataires. Un des chefs réussit à limiter les dégâts en fixant la dot à six vaches et un taureau, mais les vieux pratiquèrent la surenchère. Or les mœurs modernes firent aussi leur entrée, et les filles se mirent à défendre devant les cours de justice leur droit à choisir un plus jeune époux: des centaines de cas furent soumis aux cours locales dès avant l’indépendance. Parmi les 900 procès criminels étudiés, on compte 685 cas d’adultère et 215 enlèvements de femmes; les 380 procès civils concernent 160 divorces et 220 «récupérations» d’épouses (B. Shadle 2003). Le tout représentait plus de 20% des procès. L’ensemble démontre que, si les jugements tenaient grand compte de l’avis des aînés, ils ne furent pas toujours sourds aux revendications des hommes jeunes ni des femmes, notamment si celles-ci étaient exagérément battues ou mal traités par le mari déserté, et surtout si elles pouvaient arguer de témoins convaincants parmi les membres de leur propre famille. L’épouse plaignante ou accusée n’hésitait pas à accuser le mari abandonné de brutalité ou de stérilité, et de vanter les mérites de l’époux de leur choix, voire l’amour qu’elle éprouvait pour lui. Au grand dam de l’accusateur qui récusait pour les femmes le droit au consentement, elles allaient jusqu’à revendiquer explicitement la responsablitié de leur choix. En revanche, même dans le cas d’enlèvement, elles tenaient à régulariser leur nouvelle union. Elles ne remettaient donc aucunement en cause l’usage coutumier de la compensation matrimoniale. La plupart du temps, les couples ne s’enfuyaient dans la province voisine que le temps de négocier son paiement: la question ne concernait d’ailleurs que les hommes, car seul l’homme était poursuivi en cas d’adultère. Sauf si le mari exigeait le retour de sa femme, auquel cas les aînés lui donnaient généralement raison, le recours à la justice servait à fixer le règlement de la dot (qui assurait au moins en partie le dédommagement du mari ou de la famille de la femme) et permettait aux épouses illégitimes de réintégrer leur cadre social coutumier: de tous les cas étudiés, un seul concernait une prostituée qui revendiqua ouvertement sa volonté de vivre seule en dehors du mariage.

En conclusion, la recommandation faite en fin d’article par Marcia Wright dès 1982 reste d’actualité: la nécessité de se mettre en quête de sources juridiques toujours plus nombreuses, de façon à mieux comprendre le contexte des bouleversements sociaux et politiques de telles affaires.

 

2.2 Mariage et divorce en ville

 

En ville, l’”élite” urbaine embourgeoisée a évolué en fonction du contexte et de la religion. L’islam pose problème, dans la mesure où mariage et répudiation étant longtemps restés, et demeurant souvent encore une affaire strictement privée, les actes de justice sont relativement rares sur la question. Il n’empêche que la situation a, là encore, été assez bien étudiée dans la littérature anglo-saxonne. Citons le cas des îles de Lamu (Kenya) quasi exclusivement musulmanes où Patricia Romero (1984) a démontré à quel point le divorce est entré dans les mœurs, ou celui de Zanzibar où la question de savoir ce qu’est au juste un divorce agita fort la cour de justice (Stiles 2003).

Dans ces régions de culture swahili, l’islam n’a pas réduit les divorces, au contraire, puisque la répudiation par l’homme est facile là où elle s’exerce à plein[118]. Le divorce atteint à Lamu une sorte de niveau record, sans que la question soit vraiment traitée par la justice: le taux en a été, entre 1969 et 1978, de 73% par an; plus de la moitié des femmes qui se sont mariées durant cette période en étaient à une deuxième, voire une quatrième union. Tout se passe comme si le premier mariage était une sorte de rite de passage obligé, l’initiation à la vie adulte par une union arrangée par les parents. La femme est très jeune, à peine nubile, de façon à éviter qu’elle ait auparavant perdu sa virginité. Parmi les familles les plus anciennes, où le rang social est élevé et la polygamie importante puisque les hommes en ont les moyens, les divorces sont moins nombreux car ils remettraient en cause trop d’alliances d’intérêts et de convenances. Mais dans les milieux populaires, les femmes vivent dans la plus grande insécurité: «un mari est seulement un ami… il n’est qu’une porte de natte», disent deux proverbes swahili; autrement dit, il est une assurance des plus précaires. Le moindre manquement de la femme, la stérilité bien sûr, un enfant anormal ou un soupçon d’infidélité suffisent pour que l’homme prononce la formule sacramentelle, devant témoin ou non. La femme, en revanche, doit arguer de motifs graves: dans seulement 5% des cas ce sont elles qui ont pris l’initiative devant la justice. La plupart n’ont pas le choix; pour obtenir le divorce, elles doivent se mettre dans une situation qui incite le mari à recourir à la répudiation: mauvais caractère, refus de le nourrir et, bien sûr, adultère. Ce recours privilégié à la loi coranique (sans l’intervention, comme au Sénégal, de tribunaux musulmans dûment contrôlés par l’administration) peut expliquer la rareté relative des études sur le mariage en pays d’islam: tant que les époux n’ont pas recours aux loi civiles «modernes», les sources juridiques restent rares, sinon inexistantes.

Au Kenya, où domine souvent une dure loi patrilinéaire pour les femmes, le gouvernement britannique a essayé de les protéger en 1959 par la loi dite «Affiliation Act» qui, à l’imitation de la loi votée en Grande-Bretagne deux ans auparavant, visait à protéger la femme et son enfant illégitime. L’initiative, qui cherchait à inclure la responsabilité du père, souleva tant de protestations locales qu’elle fut abrogée par le gouvernement indépendant dix ans plus tard (1969) (Thomas, 2001). La mesure consistait à confier l’enfant à la mère moyennant une pension mensuelle jusqu’à 16 ans, pension qui pouvait s’élever jusqu’à 200 shillings kenyans (environ $28 en 1959). L’opposition parlementaire et générale fut virulente, arguant que cette coutume étrangère faisait des hommes les «esclaves» des femmes. Cette campagne qui fit couler beaucoup d’encre est aisée à suivre, notamment à travers les procès qui en donnèrent l’occasion. Le débat pose la question de savoir qui devait contrôler la sexualité des femmes, et quelles responsabilités leur fécondité mettait en jeu. Il devint un enjeu politique, entre ceux qui posait l’émancipation des femmes comme un aspect de la «modernité», et ceux qui revendiquaient au contraire le respect des «traditions» au sein de l’État devenu national. Il révèle la perméabilité entre les notions apparemment contradictoires de société «civile» ou «coutumière». La presse posa par exemple la question de savoir s’il était possible de poursuivre deux fois le même homme, l’une en vertu de la loi, et l’autre en raison de la compensation traditionnellement due à la naissance d’un enfant: celle-ci était déjà prévue par la loi coutumière coloniale, qui reconnaissait au père de la femme le droit de poursuivre l’homme au cas où celui-ci refuserait d’épouser sa fille. Or la nouvelle loi tentait de donner à la femme - considérée par ses opposants comme une prostituée - un droit réservé jusqu’alors aux hommes de la famille. C’est la raison pour laquelle les administrateurs - assimilant les ruraux aux tenants de la «tradition» - recommandèrent de n’appliquer la nouvelle loi qu’au milieu urbain.

La procédure constitue évidemment pour l’historien une source précieuse d’indices sociaux (par exemple, 240 plaintes furent déposés en 1963), d’autant plus prometteuse que dans la plupart des autres pays anglophones (Botswana, Ghana et Zimbabwe notamment) une loi analogue est toujours en vigueur aujourd’hui. La femme devait d’abord remettre un questionnaire à la cour, qui la convoquait si la plainte était jugée recevable pour une audience où elle exposait précisément les circonstances de la conception de l’enfant; si la cour les jugeait suffisantes, l’homme était convoqué à son tour. Si un certain nombre d’entre eux firent défaut, la plupart se présentèrent, arguant en général pour se défendre que la femme refusait le mariage, ou bien qu’ils étaient sans ressources; il revenait alors aux juges de déterminer le montant de la pension alimentaire … Mais quand l’enfant était plus grand, fréquent était le cas où le père réclamait la garde, l’enfant devenant à cet âge une source possible de revenu. Les adversaires de la loi arguaient d’ailleurs qu’elle servait surtout l’intérêt des parents de la fille utilisée comme un appât. Finalement, la loi fut abrogée pour deux raisons: d’une part, parce que le scandale commençait à éclabousser certains membres du Parlement (entièrement masculin) accusés d’abuser de leur pouvoir pour séduire des fillettes; c’est aussi parce que, en année d’élection, le parti dominant, le KANU (Kenya African National Union) de Kenyatta entendait apparaître comme le champion de l’idéal nationaliste face à toute mesure considérée comme une «loi étrangère» imposée par le colonisateur, et de ce fait susceptible de corrompre les mœurs en favorisant l’immoralité sexuelle et la prostitution. Bref, l’analyse de l’appareil et des arguments juridiques entourant la mesure renseigne sur le poids des usages et des contraintes sociales et culturelles pesant sur la condition féminine contemporaine au Kenya. Celle-ci reste dure: plusieurs tentatives pour faire voter au Parlement une loi interdisant au mari de battre sa femme ont échoué. La féministe radicale Chelegat qui en proposa une fin 1978 se fit répliquer par un autre parlementaire que «cela était tout-à-fait africain d’enseigner aux femmes les bonnes manières en les battant». En 1986, faute de mieux, les autobus de la capitale affichaient un panneau publicitaire: «ne battez pas votre femme, c’est illégal». Fin 2000, l’Attorney général proposait encore sans succès que les hommes convaincus de violence domestique fussent condamnés à un an de prison … Tous les États n’en sont pas à ce point: au Zimbabwe la loi criminalise le viol, en particulier quand l’agresseur est infecté par le SIDA. Mais elle n’est pas respectée[119].

Dans les ports d’Afrique occidentale où la christianisation des couples «créolisés» l’a parfois emporté depuis longtemps, le statut du mariage a été largement étudié par nombre de chercheurs: ainsi à Freetown au Sierra-Leone (Harrell-Bond, 1975) ou à Lagos au Nigeria (Mann 1985), ou bien à Abeokuta (Byfield, 1996), ou encore en milieu «animiste» matrilinéaire à Accra au Ghana (Mikell, 1991 & 1995). Les actes d’état civil - mariage et divorce au premier chef -, et peut-être surtout les actes notariés, à travers lesquels se décomptent les inventaires après décès et les règlements d’héritage, comptent parmi les sources les plus instructives. À ce niveau, on s’aperçoit que, progressivement, les populations urbaines s’appliquèrent à se démarquer des lois occidentales, même si, à travers les archives judiciaires, Gwendolyn Mikell repère quantité de cas savoureux.

C’est peut-être au fond des campagnes que l’évolution est la plus intéressante à suivre. On y constate, en particulier, que le relatif no man’s land juridique des débuts du régime colonial, évoqué ci-dessus à propos d’Abercorn, souvent favorable aux femmes, prit fin avec l’interprétation «victorienne» du droit local. On y saisit bien comment la conception même du mariage reposait sur des présupposés différents. Les administrateurs coloniaux furent désarçonnés par les coutumes locales d’unions, qu’ils s’obstinaient à n’analyser que d’après leur propre conception du mariage vu comme un sacrement. C’était donc, aux yeux du colonisateur, une institution clef, fondement des règles selon lesquelles les peuples, d’une part, régulaient leur sexualité en fonction de leurs devoirs de reproduction et, d’autre part, la jouissance de leurs propriétés selon des règles d’héritage dictées par la loi du sang et de la paternité. Or les concepts de base du mariage étaient en Afrique fondés sur de tout autres bases: ce qui était fondamental, ce n’était pas le lien du mariage entre deux individus, c’était l’échange assuré entre familles (naguère lignages) par la circulation des femmes et de la compensation matrimoniale. La complexité des relations impliquant selon les cas épouse, femme gagée ou esclave ne se réduisait pas, comme le croyaient les Européens - administrateurs ou ethnologues -, à l’achat par un homme de droits sur la femme. La circulation des femmes était d’autant plus développée qu’elle était liée à celle de la compensation matrimoniale, elle-même susceptible de circuler considérablement. Parfois, on l’a vu au début de cet article, la circulation des femmes était rendue aisée par celle de la dot: il suffisait qu’un nouvel époux remboursât le précédent mari pour que l’affaire soit faite, et ceci n’impliquait guère l’acceptation de la femme; le divorce se réglait entre les hommes et les familles, et non entre les deux partenaires. Souvent aussi, le départ d’une femme demeurait impensable pour le lignage du mari, ce qui donnait à l’adultère une tout autre signification que celle impliquée par le mariage religieux; le mari était offensé par l’homme qui lui avait pris sa femme, et c’était celui-là qui lui devait compensation. Là encore, la femme n’était pas impliquée ou peu dans les débats. En fait, les mots de divorce et d’adultère eux-mêmes donnent une idée fausse des relations.

On peut noter, à travers l’exemple des LoDagaa des Territoires du nord-ouest du Ghana, à quel point l’incompréhension était grande. Les termes traduits par mariage étaient, selon le genre, ceux de pog (prendre une femme) ou de kul sir (aller chez un homme): il n’y avait pas sacrement, mais accord qui n’impliquait pas nécessairement un engagement permanent (Hawkins, 2002). Ce que l’homme demandait à une femme, ce n’est pas un serment de fidélité, mais fondamentalement deux actions: de lui donner des enfants, et d’assurer la subsistance du groupe. Ainsi, quand un travailleur migrant était absent et que sa femme était partie vivre avec un autre, il s’agissait bien pour les gens du lieu d’une femme qui avait changé de mari, et non d’un adultère comme le comprenaient les tribunaux coloniaux. Que le nouveau mari argue comme raison «qu’il voulait épouser la femme» dépassait l’entendement de l’agent colonial, pour qui il était aberrant d’épouser une femme qui était déjà mariée. Soucieux de protéger les droits du migrant, le tribunal «coutumier» installé par les Britanniques, parfois appelé à se prononcer (souvent sur plainte de la femme), condamnait celle-ci à retourner chez «son mari», ce qui n’arrangeait personne: ni l’ancien mari qui aurait préféré récupérer sa mise, ni la femme qui avait fait sa vie (et des enfants) ailleurs, ni le nouveau mari qui n’entendait pas se défaire de la force de travail qu’il avait ainsi acquise. Ce n’est guère avant 1936 que les LoDagaa eurent, sur injonction de l’administration coloniale, à édicter une Native Customary Law sur le «mariage» et le «divorce» impliquant une procédure légale réglementant de façon rigide ce qui avait constitué auparavant un ensemble de pratiques sociales fluides, exclusivement régulé par la circulation de la dot..

Or celle-ci pouvait durer longtemps, faisant passer par des étapes successives ce que les observateurs occidentaux prirent pour des états distincts. Ce qui était vrai des LoDagaa l’était aussi, sous des formes un peu différentes, des Ashanti (Tashjian & Allman, 2002): naguère, l’ethnologue Rattray (1929) avait différencié une série de types matrimoniaux distincts, dont les trois principaux étaient: le mariage entre un homme et une femme libres (adeyie awadie), le concubinage (awowa awadie), ou le mariage entre un homme libre et une femme gagée ou pawn (kuna awadie). La première catégorie méritait seule à ses yeux le qualificatif de mariage (au sens occidental du terme): le versement de la dot (aseda) conférait aux époux des obligations réciproques, le plus important, selon l’anthropologue, étant le droit pour l’homme de réclamer un dédommagement financier en cas d’adultère de la femme. Dans la forme moins formelle du concubinage (bien qu’il soulignât que, contrairement à l’Occident, il n’y avait pas de honte attachée à cette forme d’union), il insistait également sur les droits et obligations sexuels des époux, la seule différence étant que le mari n’avait pas à réclamer de dédommagement en cas de «faute» de la femme; dans le troisième cas, de femme gagée, celle-ci, donnée en mariage en échange d’une dette, était particulièrement dépendante de son mari. Or la réalité démontre que le passage était fluctuant d’un état à l’autre d’union: ainsi, les époux vivant sous le mode awowa awadie signifiait simplement que le paiement de la dot n’était pas encore effectué ou non encore achevé, et cela pouvait prendre des années; car le processus comprenait plusieurs étapes: d’abord de petits présents à la famille et au père de la jeune femme; puis à nouveau des cadeaux plus sérieux à la femme elle-même et à sa famille et, enfin, au terme d’un long périple, le versement final du «mouton de dieu» (anyame-dwan). Celui-ci signifiait la passation au mari de la protection spirituelle que la femme avait jusqu’alors, depuis sa naissance, reçue de son père. Mais ceci n’empêchait nullement que l’épouse ne pût devenir à son tour femme gagée: il suffisait pour cela que sa propre famille se trouve en difficulté, et ressente par exemple le besoin d’emprunter au mari: le créditeur se remboursait alors sur le travail de sa femme. Contrairement à ce que pensait Rattray, le fondement du mariage ne reposait pas sur l’exclusivité sexuelle du mari sur sa femme, mais sur un échange complexe d’obligations et de responsabilités réciproques de travail entre la famille du mari et celle de la femme, qui pouvaient être constamment contrôlées et renégociés.

Les travaux de Gwendolyn Mikell sur les implications juridiques complexes du mariage, du divorce ou de l’héritage en pays de tradition matrilinéaire, en pays Akan au Ghana, sont éclairants sur les adaptations en cours jusqu’à nos jours. En fait, l’affaire risque de devenir tragique en cas de veuvage de la femme, puisque les biens du mari, selon la coutume, vont aux enfants de ses sœurs. La Confédération des chefs Akan avait déjà proposé, en 1938 et surtout en 1948, que la veuve et ses enfants pussent hériter le tiers des biens du défunt. Mais les tribunaux ne suivirent pas, car le Gouverneur britannique de l’époque n’avait pas contresigné la proposition. Même problème dans le cas, fréquent, où la femme a divorcé, ou bien si elle est laissée enceinte sans avoir été épousée dans les règles. La situation n’est guère meilleure en cas de polygamie, quand la femme s’est vue préférer une autre épouse plus jeune, et que le mari n’habite plus sous le même toit. Jusqu’à il y a peu, même devenue de fait chef de famille monoparentale, la femme n’avait pas la possibilité légale d’exiger une aide de son mari.

Devant le blocage de la situation, les femmes ont, depuis décembre 1981, la possibilité de soumettre leurs problèmes familiaux à des tribunaux spécialisés dits Family Courts. La crise des années 1980 a précipité l’évolution. Alors qu’il n’était guère pensable, auparavant, de parler hors du lignage de difficultés domestiques, les procès se multiplient depuis quelques années. On les compte par milliers auprès des Greater Accra Family Courts depuis 1985, année où elles ont été explicitement chargées des questions touchant au mariage, au divorce, à l’héritage et aux legs, dans un contexte très majoritairement matriclinéaire. La plupart des plaintes, émanant de femmes dont près de la moitié (42,5%) travaillent dans le commerce informel et 20% sont au chômage, et dont un tiers environ ne sont pas mariées (et seulement 3% se sont mariées selon la loi ou Marriage Ordinance), sont dues à l’incapacité des femmes à obtenir une aide soit de leur lignage, soit de leur mari. Or le fait même de porter devant la justice une affaire conjugale, jusqu’alors considérée comme ne relevant que de la famille coutumière, suffit à faire perdre la face au mari. Les requêtes concernent l’entretien des enfants; certaines réclament en sus une participation aux frais de scolarité ou une aide en cas de maladie (ce qui n’a rien d’étonnant compte tenu de l’augmentation du taux de mortalité infantile). D’autres, en revanche, refusent toute aide à laquelle elles auraient légalement droit, et notamment une pension alimentaire pour les enfants en cas de divorce, de peur que le mari n’argue de cette obligation pour revendiquer sur les enfants un droit que ne lui reconnaissent pas les coutumes matrilinéaires[120]. L’intervention de la justice va en effet beaucoup plus loin qu’une simple mesure sociale; elle transforme l’ensemble du système puisque, à partir du moment où l’homme participe à la charge des enfants, il revendique son droit à les contrôler: un acte tout à fait nouveau est, surtout chez les Fanti où la fonction paternelle est plus marquée qu’ailleurs, la revendication du droit de garde au bénéfice du père (et donc du lignage paternel). A l’opposé, puisque la reconnaissance d’une paternité risque d’occasionner des frais qu’ils ne sont pas prêts à assumer, beaucoup d’hommes répugnent à épouser la fille qu’ils ont engrossée et surtout refusent de reconnaître leur progéniture; or cela s’inscrit à l’opposé du rite d’accueil consistant à «nommer» l’enfant, c‘est à dire à le présenter officiellement comme membre de la famille, et porte donc à celui-ci un sérieux préjudice.

Enfin, la loi a des effets pervers: elle fait perdre à la mère ses prérogatives anciennes en faveur d’une conception occidentale qui tend à la faire reconnaître comme dépendante de l’homme. Beaucoup de femmes sont défiantes envers ce changement de mentalité qui risque à terme, si les pères négocient leur prise de responsabilité, d’amoindrir leur droit à l'autonomie. D’autres au contraire se montrent prêtes à utiliser la possibilité qui leur est donnée de se démettre d’une partie de leurs obligations. Mais le cas n’est pas encore fréquent de cette femme akan qui demande le divorce parce que son mari veut lui imposer une co-épouse: elle a eu de lui trois enfants dont le dernier est un nourrisson de cinq mois seulement. Contre la volonté du juge qui considère normal que la femme continue d’allaiter le petit dernier, elle en refuse la garde, bébé sevré (dit-elle) inclus: 

Il m’a menacée de prendre mes enfants: qu’il les prennent, mais tous. Il ne va pas me laisser un bébé qui fera que personne ne voudra m’épouser. [Et d’ajouter:] Juge, je vous le répète; je veux qu’il prenne tous les enfants [121].

Souvent, la séparation est progressive, n’impliquant pas un «divorce» en bonne et due forme: la femme s’absente d’abord de plus en plus pour son commerce, ses affaires de famille et finalement s’installe ailleurs, laissant la place à une autre. A noter que la tolérance est moindre chez les Wolof que chez les Ewé du Togo ou les Akan du Ghana: la première séparation est bien acceptée, mais une femme qui a des enfants d’un grand nombre de maris - trois ou davantage -, est considérée comme volage et encourt la réprobation de l’entourage.

On voit la richesse potentielle de ces sources, y compris en ville les sources notariales. Celles-ci sont encore à peine exploitées du côté français par les chercheurs sauf en des cas bien précis, comme par exemple l’énorme thèse malheureusement non publiée de Roger Pasquier (1987) sur la société saint-louisienne au milieu du XIXè siècle[122].

 

IV. Femmes et droit foncier

 

Les auteurs s’accordent en général pour insister sur une réduction du droit des femmes sur la terre à l’occasion de la colonisation, toujours pour la même raison: la primauté du


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