Lisez l’extrait du roman « Au Bonheur des Dames » et faites les devoirs.

La première rencontre.

Le lendemain, à sept heures et demie, Denise était devant le Bonheur des Dames. Elle voulait s’y présenter, avant de conduire Jean chez son patron, qui demeurait loin, dans le haut du faubourg du Temple. Mais, avec ses habitudes matinales, elle

s’était trop pressée de descendre: les commis arrivaient à peine; et, craignant d’être ridicule, prise de timidité, elle resta à piétiner un instant sur la place Gaillon.

Un vent froid qui soufflait, avait déjà séché le pavé. De toutes les rues, éclairées d’un petit jour pâle sous le ciel de cendre, les commis débouchaient vivement, le collet de leur paletot relevé, les mains dans les poches, surpris par ce premier

frisson de l’hiver. La plupart filaient seuls et s’engouffraient au fond du magasin, d’autres allaient par deux ou par trois, parlant vite, tenant la largeur du trottoir...

Denise s’aperçut que plusieurs de ces messieurs la dévisageaient en passant. Alors, sa timidité augmenta, elle ne se sentit plus la force de les suivre, elle résolut de n’entrer à son tour que lorsque le défilé aurait cessé, rougissante à l’idée d’être bousculée, sous la porte, au milieu de tous ces hommes. Mais le défilé continuait, et pour échapper aux regards, elle fit lentement le tour de la place. Les commis entraient toujours. Maintenant, Denise les entendait plaisanter, quand ils passaient près d’elle, en lui jetant un coup d’œil oblique. Son embarras grandissait d’être ainsi en spectacle, elle se décidait à faire dans le quartier une promenade d’une demi-heure, lorsque la vue d’un jeune homme, qui arrivait rapidement par la rue Port-Mahon, l’arrêta une minute encore. Évidemment, ce devait être un chef de rayon, car tous les commis le saluaient. Il était grand, la peau blanche, la barbe soignée; et il avait des yeux couleur de vieil or, d’une douceur de velours, qu’il fixa un instant sur elle, au moment où il traversa la place. Déjà il entrait dans le magasin, indifférent, qu'elle restait immobile, toute retournée par ce regard, emplie

d’une émotion singulière, où il y avait plus de malaise que de charme.... C’était mieux qu’un chef de rayon, c’était Octave Mouret en personne. …

… Mouret et Bourdoncle continuaient leur inspection en traversant le hall.

– Je vous le disais, Bourdoncle, s’écria Mouret en souriant, le magasin est déjà trop petit! Il faudra un jour abattre les murs jusqu'à la rue de Choiseul… Et, à propos de cette mise en vente qu’on préparait dans tous les comptoirs, il interrogea de nouveau Robineau, il lui donna des ordres. Brusquement, il intervint dans son travail.

– Mais pourquoi cherchez-vous à ménager l’œil? dit-il. N’ayez donc pas peur, aveuglez -le… Tenez! du rouge! du vert! du jaune!

Il avait pris les pièces, il les jetait, les froissait, en tirait des gammes éclatantes. En sortant du magasin, disait-il, les clientes devaient avoir mal aux yeux.

Justement, comme il rejoignait Bourdoncle et Robineau, une femme arrivait, qui resta quelques secondes plantée et suffoquée devant l’étalage. C’était Denise. Malgré son effarement, la femme se réveillant en elle, les joues subitement rouges, elle s’oubliait à regarder flamber l’incendie des soies. Et Mouret était flatté au fond du saisissement de cette fille pauvre, de même qu’une marquise est remuée par le désir brutal d’un charretier qui passe.

Denise avait levé les yeux, et elle se troubla davantage, quand elle reconnut le jeune homme qu’elle prenait pour un chef de rayon. Elle s’imagina qu’il la regardait avec sévérité. Alors, ne sachant plus comment s’éloigner, égarée tout à fait, elle s’adressa une fois encore au premier commis venu qui se trouvait près d’elle.

– Madame Aurélie, je vous prie?

– C’est moi.

Denise avait la bouche sèche, les mains froides, reprise d'une de ses anciennes peurs d’enfant, lorsqu’elle tremblait d’être fouettée. Mme Aurélie la regardait de ses grands yeux fixes, sans qu’un pli de son masque d’empereur daignât s’attendrir.

– Quel âge avez-vous donc?

 - Vingt ans, madame.

– Comment vingt ans! mais vous n’en paraissez pas seize!

Denise se hâta d’ajouter:

– Oh! je suis très forte!

Mme Aurélie haussa ses larges épaules. Cependant, Mouret, surpris de retrouver Denise, se pencha pour demander à Mme Aurélie ce que cette jeune fille faisait là;

et, quand la première eut répondu qu’elle se présentait comme vendeuse, Bourdoncle, avec son dédain de la femme, fut suffoqué de cette prétention.

– Allons donc! murmura-t-il, c’est une plaisanterie! Elle est trop laide.

– Le fait est qu’elle n’a rien de beau, dit Mouret, n’osant la défendre, bien que touché encore de son extase en bas, devant l’étalage.

... on apportait le registre, et Mme Aurélie revint vers Denise. Celle-ci ne faisait décidément pas une bonne impression. Elle était très propre, dans sa mince robe de laine noire; on ne s’arrêtait pas à cette pauvreté de la mise, car on fournissait l’uniforme, la robe de soie réglementaire; seulement, elle paraissait bien chétive et elle avait le visage triste.

–Votre nom? demanda la première, la plume à la main,

prête à écrire sur le bout d’un comptoir.

– Denise Baudu, madame.

– Votre âge?

– Vingt ans et quatre mois.

Et elle répéta, en se hasardant à lever les yeux sur Mouret, sur ce prétendu chef de rayon qu'elle rencontrait toujours, et dont la présence la troublait:

– Je n'en ai pas l’air, mais je suis très solide.

On sourit.

– Dans quelle maison avez-vous été, à Paris? reprit la première.

– Mais, madame, j’arrive de Valognes.

– Où étiez-vous à Valognes?

– Chez Cornaille.

– Je le connais, bonne maison, laissa échapper Mouret. Jamais d’habitude, il n’ intervenait dans cet embauchage des employés, mais, avec son sens délicat de la femme, il sentait chez cette jeune fille un charme caché, une force de grâce et de

tendresse, ignorée d’elle-même...

EXERCICES

1) Répondez aux questions:

a) On dit que le roman «Au Bonheur des Dames» est indispensable à lire à deux cathégories de gens: les commerçants travaillant juste dans la sphère des grands magasins et les futurs «Cendrillons».

Pourquoi? Etes-vous d’accord?

b) La scène que vous venez de lire vous a parue: choquante? tragique? drôle?

émouvante? passionnante? captivante? romantique?

Expliquez pourquoi.

c) Brossez le portrait physique de Denise Baudu. Faites son portrait moral.

Avez-vous aimé ce personnage? Expliquez pourquoi.

 d) Faites la même chose pour Octave Mouret.

 e) Pourquoi le texte a pour titre«La première rencontre»? Proposez un autre titre pour ce texte.

 

2) Trouvez les synonymes des mots suivants:

conduire, demeurer, pressé, filer, interroger, brusquement, se troubler

 

3) Trouvez les antonymes des mots suivants:

ridicule, augmenter, s’éloigner, pauvreté (f), chétif

 

4) Donnez les mots de la même famille que: piétiner, rapidement, immobile, aveugler, paraître, décidément.

Traduisez-les.

5) Traduisez les groupes de mots: ses habitudes matinales, un petit jour pâle, l e premier frisson de l’hiver, jetant un coup d’œil oblique, être en spectacle, le dédain de la femme